(…) Chaque matin j’allais la voir se baigner ; je la contemplais de loin sous l’eau, j’enviais la vague molle et paisible qui battait sur ses flancs et couvrait d’écume cette poitrine haletante, je voyais le contour de ses membres sous les vêtements mouillés qui la couvraient, je voyais son cœur battre, sa poitrine se gonfler ; je contemplais machinalement son pied se poser sur le sable, et mon regard restait fixé sur la trace de ses pas, et j’aurais pleuré presque en voyant le flot les effacer lentement.
Et puis, quand elle revenait et qu’elle passait près de moi, que j’entendais l’eau tomber de ses habits et le frôlement de sa marche, mon cœur battait avec violence ; je baissais les yeux, le sang me montait à la tête. J’étouffais. Je sentais ce corps de femme à moitié nu passer près de moi avec le parfum de la vague. Sourd et aveugle, j’aurais deviné sa présence, car il y avait en moi quelque chose d’intime et de doux qui se noyait en extase et en gracieuses pensées, quand elle passait ainsi.
Je crois voir encore la place où j’étais fixé sur le rivage ; je vois les vagues accourir de toutes parts, se briser, s’étendre ; je vois la plage festonnée d’écume ; j’entends le bruit des voix confuses des baigneurs parlant entre eux, j’entends le bruit de ses pas, j’entends son haleine quand elle passait près de moi.
J’étais immobile de stupeur comme si la Vénus fût descendue de son piédestal et s’était mise à marcher. C’est que, pour la première fois alors, je sentais mon cœur, je sentais quelque chose de mystique, d’étrange comme un sens nouveau. J’étais baigné de sentiments infinis, tendres ; j’étais bercé d’images vaporeuses, vagues ; j’étais plus grand et plus fier tout à la fois.
J’aimais.
Gustave Flaubert, vécu à 15 ans, écrit à 17
Je ne crois pas avoir jamais lu un texte plus érotique dans un style plus soutenu.
Fermez les yeux et imaginez. Vous êtes à Trouville vers 1836. C’est l’été. Vous avez quinze ans. Sur la plage, vous regardez une jeune femme, Elisa Schlesinger, vingt-cinq ans, se baigner dans le costume qui convient à la pruderie de l’époque . Votre sang bouillonne et vous tombez instantanément amoureux.
Vous êtes Gustave Flaubert et, quelques années plus tard, dans les « Mémoires d’un fou », vous écrirez cet amour platonique et inoubliable.
Plus tard encore, en pensant à Elisa, vous créerez Madame Arnoux pour votre «Éducation sentimentale».
Pour tout cela, je vous dis merci ! Et bravo !