Ne jamais dire « fontaine… »

Je ne vais plus au Champs Elysées depuis longtemps… depuis que Les Champs et, il faut bien le dire, la majeure partie de Paris se sont transformés, par l’effet des bienheureuses mesures de notre Maire Annie Dingo, en un gigantesque mall commercial au seul usage des touristes, depuis que des hordes titubantes de fatigue et surchargées de sacs en papier glacé de magasins de luxe accrochés par grappes au bout de leurs doigts arthritiques viennent en foule lécher les vitrines de LVMH et les glaces de Bertillon, depuis que des files indiennes, chinoises et argentines s’allongent et se prosternent chaque matin devant les dieux Vuitton, Ladurée et Bouillon Chartier, je n’y vais plus… sauf par erreur ; et c’est ce qui s’est produit l’autre jour, où je suis sorti à l’air libre par erreur et sans réfléchir de la station Franklin-Roosevelt, autrefois et selon Pierre Dac station de l’élite, et où j’ai vu, ô horreur, quelque chose que je croyais avoir oublié depuis longtemps : les six fontaines du Rond-Point !

Voici ce que j’écrivais à leur propos le 9 avril 2019, il y a presque exactement six ans :

(…) Nul doute qu’il ne s’agisse de fontaines démontables. C’est sûr, elles sont là provisoirement en attendant la mise en place après rénovation des anciennes fontaines qui ornaient les six bassins du Rond-Point des Champs Elysées avant qu’elles ne soient bousillées par les supporters de l’équipe de France de football un soir de victoire.

À coup sûr,  cette remise en place, qui devait avoir lieu avant la fin de l’année dernière, a été retardée du fait des réunions hebdomadaires de l’Amicale des Ronds-Points Occupés (A.R.P.O.) On comprend que, afin de ne pas décevoir le touriste exigeant, on ait lancé courant novembre et de toute urgence un appel d’offres pour la réalisation en six exemplaires, plus un exemplaire de rechange, d’une structure légère et démontable destinée à combler le vide laissé par le retard des six fontaines habituelles. C’est le consortium formé des sociétés Entrepose, spécialiste des échafaudages en tous genres, et Technip, spécialiste des tuyauteries industrielles, qui a remporté le marché. Le modèle présenté a enthousiasmé les Services Techniques de la Ville de Paris pour sa facilité de démontage chaque samedi matin et de remontage chaque dimanche matin. De son côté, le Conseiller Culturel de la Mairie a rendu hommage à l’audace du concepteur de l’œuvre en lui décernant un Hidalgo d’Or. Une ombre a été apportée à ce tableau en même temps qu’une fausse note à ce concert quand le PDG d’Entrepose, à qui Anne remettait le trophée à son effigie, a déclaré que c’était son petit fils de 9 ans qui avait fait le dessin de la chose en quelques minutes, mais qu’il trouvait ça moche quand même.

Sur la photographie qui illustre cet article, on remarquera plus particulièrement la légèreté arachnéenne de cette structure, conséquence heureuse de sa démontabilité, comme l’a dit notre Maire à tous, et, comme l’a dit un plouc qui passait par là, sa ressemblance frappante avec trois tuyaux flexibles sans pomme de douche pendouillant lamentablement au-dessus du bac à douche. Ce que la photo ne peut malheureusement pas montrer, c’est que l’ensemble tourne lentement autour de son axe vertical. C’est du plus bel effet.

Mais assez plaisanté, car la réalité est la suivante :

Ces fontaines ont été conçues par Erwan et Ronan Bouroullec, deux designers en vogue qui se bornaient jusque là à dessiner des meubles, des vases et des lampes de chevet, et approuvées spécifiquement par Anne Hidalgo.

De la manière péremptoire qui sied à tout artiste à succès, les Bouroullec ont déclaré : « Ce projet est un iceberg ! » (Personnellement, je ne vois pas ce qu’ils ont voulu dire par là, la ressemblance n’étant pas frappante. On peut en tout cas espérer que ledit iceberg ne coulera pas la caravelle qui représente traditionnellement Paris.) Les mêmes ont ajouté : « Les fontaines sont associées aux moments de joie. Nous avons voulu produire du merveilleux subtil, pas grossier, sans recherche de spectaculaire. Ces six pièces tournent en chorégraphie sur un rond-point où tournent les voitures.  » Si ça, ce n’est pas de la rationalisation du n’importe quoi dans l’approximatif, alors je jure de ne plus jamais boire d’eau d’aucune fontaine, serment qui de toute façon ne sera pas difficile à tenir.

Dire que ces fontaines sont hideuses serait inadapté. Le hideux parfois devient grandiose quand il est placé dans un certain cadre. Regardez le Sacré-Cœur, ce comble du mauvais goût, et voyez comme il est beau parfois en haut de sa colline. Faites-en de même avec l’Arc de Triomphe et ce sera pareil. Les fontaines des frères Bouroullec eussent-elles été hideuses qu’un espoir nous était laissé qu’un jour, devenues inévitables, elles s’imposent en prenant un peu de majesté. Mais non, ces fontaines ne le sont pas, elles n’occupent pas l’espace, elles n’accrochent pas le regard, elles n’existent pas, elles ne sont pas. De leur grêle structure émane un sentiment de fragilité qui met l’oeil mal à l’aise dans cet environnement d’hôtels particuliers somptueux, d’immeubles massifs et d’arbres centenaires (les grands arbres sont toujours centenaires). Leur maigreur maladive les empêche d’encadrer les diverses avenues qui confluent vers le Rond-Point. Déjà laides sous le soleil quand, comme lorsque je les ai vues, elles sont en eau, on imagine le triste et flasque spectacle qu’elles donneront lorsque, leurs robinets fermés pour la saison, elles apparaitront sous un ciel de novembre.

Reprocher à ces tourniquets d’avoir coûté un peu plus de 6 millions d’euros serait pusillanime et malvenu, d’abord parce que les performances de l’A.R.P.O. précitée coûtent dix fois cette somme chaque samedi, ensuite parce qu’on affirme que c’est le mécénat qui en a supporté les frais. Alors, au Quatar, à Dassault, à Svarovsky, aux Galeries Lafayette, à Weston et à la Famille Descours, je dis « Merci les gars ! »

P. S. : A quoi bon rappeler que la commande a été passée aux frères Boullourec sans appel d’offres ni consultation ?

3 réflexions sur « Ne jamais dire « fontaine… » »

  1. Dans mon commentaire précédent j’ai oublié de dire que cette réaction offusquée aux 6 fontaines était tirée d’un micro-trottoir fait à l’époque de leur installation.

  2. Dans cet article,j’ai écrit quelques lignes qui se voulaient méchantes, définitives : « ces fontaines (…) n’occupent pas l’espace, elles n’accrochent pas le regard, elles n’existent pas, elles ne sont pas. De leur grêle structure émane un sentiment de fragilité qui met l’oeil mal à l’aise dans cet environnement…  »
    Ce n’était pas mal trouvé, mais depuis j’ai vu mieux, plus concis,plus assassin : « elles ne sont pas photographiables » admirable néologisme qui clôt le débat en rangeant les tuyaux de douche des Boullourec au rang de simples robinets utilitaires (et encore, je connais un très bel album photo de chez Jacob Delafon.)
    Pas photographiables! Effectivement, imaginez vous que même un asiatique puisse avoir envie de se faire un selfie devant ça ?

  3. Comme le dit le proverbe, « Fontaine, je ne boirai pas de tonneaux mais j’avalerai des couleuvres ».

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