(…) Telle est la légende de Sikyangpu et de la fleur nommée Mansi. »
Je dis à Mansi que son histoire était très belle et qu’il faudrait qu’un jour elle me montre une de ces fleurs.
— On n’en trouve plus par ici. Elles ont complètement disparu depuis la grande sécheresse.
Je venais de me rendre compte qu’à mon tour j’avais dit « un jour » et que j’étais en train d’inscrire notre histoire dans la durée. Était-ce vraiment ce que je voulais ? Il faudrait que je fasse plus attention, très attention.
Après un moment de silence, Mansi finit d’un trait son verre de vin et puis, comme si c’était la conclusion d’une longue réflexion, elle reprit son ton neutre habituel pour constater :
— La seule qui reste, c’est moi. Je suis probablement la dernière Mansi sur terre.
— Oui, mais toi, au moins, tu ne risques pas de mourir de soif !
Je réalisai tout de suite que ma remarque était idiote et je la regrettai aussitôt. Pauvre répartie qui se voulait spirituelle, remarque totalement inadaptée à l’instant spécial que nous venions de vivre, elle était le produit d’un automatisme qui nous habitait tous, je veux dire mes amis et moi, étudiants arrogants et, en apparence, sûrs d’eux-mêmes, et qui nous poussait à vouloir être drôles à tout prix et à tout instant. C’était la règle parmi nous. Il fallait être spirituel, ironique, mordant, quitte à faire mal et, si possible, il fallait avoir le dernier mot.
Mais Mansi ne rit pas à ma remarque, elle ne sourit pas, elle ne daigna pas même y répondre. Elle posa son verre un peu sèchement sur la table de nuit, haussa les épaules et se leva pour quitter silencieusement la chambre. Visiblement, je l’avais froissée et curieusement, sincèrement, j’en étais désolé. Je n’avais pas voulu lui faire de peine ; c’était sorti comme un réflexe. Je la poursuivis dans le salon, je lui dis que son sa légende était très belle, que je l’aimais parce qu’elle était sans chute, sans pirouette, sans conclusion morale, que c’était juste des mots et des images, à l’opposé de nos fables ou de nos contes moraux, que la légende de la fleur nommée Mansi, c’était de la poésie pure. Tout en parlant, je l’avais rejointe devant le frigidaire dont elle tenait la porte ouverte. Je posai mes mains sur ses épaules et l’attirais vers moi jusqu’à ce que son dos touchât ma poitrine. Je posai mon menton sur le haut de son crâne et murmurai dans ses cheveux :
— Je suis désolé, Mansi. Je n’aurais pas dû plaisanter avec un souvenir que t’a laissé ta mère. Pardonne-moi, tu veux bien ?
Elle referma la porte du frigidaire et se laissa aller contre moi. Tout doucement, je demandai :
— Est-ce que nous sommes bons ? Are we good now ?
— Yes, Phil, I think we’re good.
Un peu plus tard, comme je demandai à Mansi de me raconter l’histoire de son enfance, elle commença par refuser.
— Elle n’est pas drôle, tu sais, cette histoire.
— Mais ça ne fait rien ; drôle ou pas, je veux en savoir plus sur toi… En fait, je veux tout savoir.
Tout en disant cela, je réalisai clairement que j’avançais sur un chemin dangereux. J’y étais même déjà bien engagé. Ces « un jour… » qu’elle m’avait prodigués, celui que je lui avais rendu au moins une fois, c’était une sorte de promesse faite l’un à l’autre que notre liaison était bien plus qu’une affaire de quelques jours. Avec ces confessions que nous nous étions faites, ces souvenirs que nous avions partagés, ce désir exprimé d’en savoir toujours plus sur l’autre, notre intimité grandissait d’heure en heure. Et ce « en fait, je veux tout savoir de toi », c’était l’avant-dernière touche du tableau, celle que l’on place juste avant le fatal et ridicule « je t’aime ». Je n’étais que de passage, moi, et si j’avais fait tout ce voyage, c’était parce que j’étais amoureux d’une fille, jolie, fragile et délicate qui m’attendait à Washington. Et si, avant de retrouver Patricia, j’avais eu, volontairement ou pas, quelques aventures, ça n’enlevait rien à mon désir de la retrouver, et ça n’était surement pas pour rester indéfiniment cloitré, rideaux tirés, dans une petite ville surchauffée avec une veuve de vingt ans de plus que moi ou presque. Visiblement, Mansi commençait à s’attacher sérieusement et je voyais le moment où je devrai lui dire que « bon c’était bien joli tout ça, mais il va falloir que je m’en aille, parce qu’on m’attend à l’autre bout du pays, alors au revoir madame et merci pour tout. » Je voyais la fureur jalouse de Mansi, elle m’enfermait dans la chambre, me nourrissait à peine et me faisait casser tous les jours la figure par Bob ou alors, elle me dénonçait aux flics en ajoutant pour faire bon poids que je l’avais violée sous la menace de mon P. 38, elle et sa copine Brenda. Un joli rôle de plus pour moi, le fugitif prisonnier de sa maitresse, ou le sale étranger vagabond qui abuse des jeunes femmes américaines innocentes qui ont le malheur de croiser son chemin.
Il fallait absolument que je fasse marche arrière et que je refroidisse notre relation avant qu’il ne soit trop tard. Mais, pour ne pas déclencher ce que je venais d’imaginer, il fallait agir avec délicatesse, progressivement, lentement, c’est-à-dire en fait pas tout de suite. Ça tombait bien, pace que, pour le moment, je ne savais pas comment m’y prendre.
Pendant que je réfléchissais à tout cela, Mansi s’était décidée à me raconter sa petite enfance. Elle commença comme ça : « Ma mère s’appelait Sinquah. Elle vivait à Shungopavi dans une tribu Hopi, du côté de Low Mountain dans la première Mesa. Son père avait été tué dans une bagarre avec un Navajo ivre mort. Sinquah avait quatorze ans. Quelques mois plus tard, la période de deuil achevée, sa mère s’était mise en ménage avec un homme de la tribu qui possédait déjà deux autres épouses. L’homme était mauvais, et il battait souvent Sinquah. Très vite, il avait voulu la forcer à devenir sa quatrième femme. Elle s’était enfuie vers l’est. Plus de cent miles à pied, ne marchant que la nuit pour échapper à ceux que son beau-père avait envoyés dans toutes les directions pour la ramener à lui. Elle avait fini par arriver au Nouveau-Mexique et elle avait trouvé du travail dans un bar de Gallup. Elle servait en salle, lavait la vaisselle et faisait le ménage du bar et de l’appartement du propriétaire. Elle dormait dans un grand placard que le patron avait aménagé sous l’escalier qui montait de la salle à son appartement. Elle travaillait tous les jours de la semaine et son salaire consistait en une pièce d’un Silver Dollar de temps en temps. Pourtant, elle disait qu’elle n’était pas malheureuse : le patron du bar ne la battait jamais, jamais il ne cherchait pas à coucher avec elle et il la protégeait des clients quand ils voulaient s’offrir une petite squaw.
Un an a passé comme ça, entre le placard sous l’escalier, le service en salle et la vaisselle. Et puis un soir, un client, un Mexicain, est entré dans le bar. Il venait d’arriver en ville pour travailler au centre d’entretien de la Santa Fe Railway. Il a regardé ma mère et lui a parlé gentiment. Il savait même quelques mots indiens. Il s’appelait Diego Bonavides. Quand le bar a fermé pour la nuit, Sinquah a tout lavé, nettoyé et rangé comme d’habitude, mais au lieu de rejoindre son placard, c’est Diego qu’elle est allée retrouver. Ils ont passé la nuit ensemble, devant le bar, sur le plateau d’un pick-up. Le lendemain matin, elle n’est pas retournée travailler. Elle est partie vivre avec Diego dans la vieille tente militaire qu’il avait installée au nord de la ville. Je suis née un an plus tard. Ma mère m’a raconté que mon père, Diego, montait en grade et commençait à gagner sa vie plus décemment. La Santa Fe lui prêtait un ancien atelier qu’il avait aménagé pour en faire sa maison. La vie commençait à être plus facile. Mais, en 29, il y a eu la grande crise et la Santa Fe a décidé de regrouper tous ses ateliers à Albuquerque. On n’avait plus besoin de Diego Bonavides, il était licencié. Par charité, on lui laissait encore pour quelques semaines l’usage de sa cabane. Il a cherché du travail tout autour de Gallup, mais il n’en a pas trouvé. Alors, une nuit, il est parti sans rien dire et ni ma mère ni moi ne l’avons jamais revu. J’avais cinq ans.
Alors, Sinquah est retournée au bar qui l’avait employée et le patron lui a redonné son travail et son placard. Elle a repris le service en salle, la vaisselle, le ménage pendant que moi, j’aidais comme je pouvais, je courais entre les tables, je jouais dans l’arrière-cour. Nous sommes restés là presque un an et puis un matin, ma mère m’a dit d’aller chercher ma poupée et de monter dans le pick-up du patron. Il allait nous reconduire à la réserve, à Shungopavi. Nous allions y vivre heureux pour toujours au milieu du peuple Hopi…»
A SUIVRE