(…) Alors, je m’étais mis à quatre pattes et m’étais approché de mon père par le côté opposé au chien. J’avais hésité un instant, et puis je m’étais allongé sur lui, mon ventre contre son ventre, mon nez dans sa chemise blanche qui sentait le savon. Ni mon père ni Vercors n’avaient bougé, mais j’avais entendu le chien pousser un nouveau soupir d’aise. Quelques secondes plus tard, relevant la tête, j’avais vu mon père qui, tout en prenant soin de ne rien bouger d’autre que son bras, pinçait son cigare entre deux doigts et, d’une pichenette, l’envoyait à travers la fenêtre rejoindre le boulevard cinq étages plus bas. Après, j’avais dû m’endormir.
Bien sûr, Mansi voulut en savoir davantage. Alors je lui ai raconté le collège Sévigné, qui était mixte jusqu’à la huitième, l’école Massillon, religieuse, pas mixte du tout, et puis le Lycée Saint-Louis où j’allais retourner à l’automne. Je lui ai parlé des dimanches de chasse où j’accompagnais mon père, d’abord avec un bâton, puis avec un fusil. Et puis, forcément, je me suis mis à lui parler de mon centre du monde à moi, de mon port d’attache, du jardin du Luxembourg où j’étais venu enfant, puis étudiant, vers lequel, mais je ne le savais pas encore, je reviendrai toujours, à toutes les époques de ma vie, jusqu’à devenir l’un de ces Vieux Messieurs du Luxembourg que chantaient, mélancoliques, les Frères Jacques. Je lui ai raconté aussi le Quartier Latin, La Sorbonne, vieille de sept-cents ans, la Tour Eiffel, dix fois plus jeune, Saint Germain des Prés, Sartre, Montparnasse, La Coupole, Picasso, Hemingway…
Silencieuse, les yeux au plafond, Mansi m’écoutait sans m’interrompre mais je crois que c’était la chanson de mon accent français qu’elle aimait entendre plus que ce que je pouvais lui apprendre de Paris, de ses monuments et de ses célébrités.
— Tu aimes Paris, n’est-ce pas ? Bo y avait passé une permission quand il était en France. Il avait trouvé que la ville était un peu trop noire et sale pour son goût, mais c’était la guerre, et finalement, il avait bien aimé.
— C’est le plus bel endroit au monde…
C’est sincèrement que j’avais prononcé ce lieu-commun, mais sans doute aussi un peu pour me faire valoir aux yeux de Mansi, pour lui faire sentir qu’elle avait la chance d’avoir chez elle un Parisien, un vrai, né à Paris, la plus belle ville du monde, la plus recherchée par les Américains !
— Peut-être, avait-elle dit, mais tu n’as pas vu Öngtuqpa !
Öngtuqpa, en langue Hopi, c’est le Grand Canyon. Bien sûr que je l’avais vu, Öngtuqpa ! C’est même d’un panneau touristique planté au bord du précipice que j’avais appris le mot. Par réflexe, j’étais sur le point de faire la leçon à ma belle indienne : on ne peut pas comparer une merveille de la nature et une merveille de la civilisation. Mais je ne tenais pas à me lancer dans une discussion compliquée et qui de plus avait toutes les chances de devenir oiseuse. Alors je m’étais souvenu de cette définition qu’un chauffeur routier du Mississippi m’avait donnée et j’avais pris un ton méprisant pour dire :
— J’ai vu Öngtuqpa. C’est juste un grand trou dans la terre !
Dressée sur les coudes, Mansi m’avait jeté un regard stupéfait.
— Comment tu p….
Puis, voyant mon air hilare, elle s’était interrompue, comprenant que je plaisantais. Une volée de fausses gifles s’était abattue sur moi
— Espèce d’imbécile ! criait-elle, mi- furieuse, mi- amusée.
Nous étions en train de devenir intimes.
Öngtuqpa nous avait ramené aux indiens et je demandai à Mansi de me raconter cette légende qu’elle m’avait promise lors de notre première nuit. Elle sortit de la chambre et revint avec deux grands verres de vin, puis elle s’assit en tailleur sur le lit et commença :
« Voilà : quand je n’étais encore qu’une petite fille, ma mère m’a enseigné la légende de la plante qu’on appelle Mansi et dont elle m’avait donné le nom. Il y a bien longtemps, bien avant l’arrivée des blancs sur la terre des Humains, notre tribu avait pour chef un jeune homme dont le nom était Sikyangpu, ce qui veut dire Abeille Jaune en langue Hopi. Taiowa le Créateur aimait discuter avec Sikyangpu car malgré sa jeunesse, il était très sage, très juste et très courageux. Chaque soir, Taiowa et Sikyangpu se rencontraient au sommet de la mesa qui surplombait notre village et ils parlaient du passé et du futur du peuple Hopi jusqu’à la nuit tombée. Sikyangpu entendait dans son cœur et dans sa tête les paroles que Taiowa lui adressait, mais il ne pouvait le voir car le Créateur reste invisible à tous les hommes, mêmes aux plus sages. Alors, pour assurer Sikyangpu de sa présence, le Créateur ordonnait chaque soir au soleil couchant d’emplir le ciel de couleurs merveilleuses, ces couleurs qui vont de l’orange précoce au violet tardif, car elles sont les couleurs préférées de Taiowa. Et c’est ainsi que, chaque soir jusqu’à ce que Taiowa se retire dans le Cinquième Monde et que les couleurs disparaissent dans l’obscurité, le Créateur transmettait un peu de sa sagesse au chef Hopi.
Sikyangpu aurait voulu immortaliser cette manifestation de la présence sur terre de Taiowa en peignant sur une peau de daim le spectacle que chaque soir le soleil lui offrait sur l’ordre de Taiowa. Mais, avec ses pinceaux rudimentaires et les couleurs grossières qu’il fabriquait avec des pierres pilées, il ne parvenait pas à rendre la beauté des couleurs du soleil couchant. Alors un soir, dès que Taiowa apparut, Sikyangpu se plaignit auprès de lui de ne pouvoir peindre fidèlement les majestueuses couleurs. Alors, Taiowa lui dit de regarder à ses pieds. Sikyangpu regarda et vit une belle et fine plante en forme de pinceau. Son extrémité était recouverte d’une peinture fraiche exactement semblable à l’une des nuances de rouge qu’il admirait tant chaque soir. Il cueillit la plante et toucha de sa pointe la peau de daim qu’il avait apportée. La touche de couleur était parfaite. Sikyangpu regarda à nouveau par terre : le sol s’était couvert d’une multitude de plantes semblables dont les couleurs représentaient toutes les nuances du coucher du soleil. Au fur et à mesure que le soleil baissait, il cueillait celle des plantes qui correspondait à la nuance de rouge de cet instant précis et complétait sa peinture. Quand il l’eut terminée, Taiowa lui dit « Cette plante que je t’ai donnée, tu l’appelleras Mansi ». Alors, Sikyangpu remercia le Créateur et redescendit au village en emportant les plantes qu’il avait cueillies. Il les posa devant sa maison et s’endormit, le cœur plein de joie. Au matin, les plantes coupées avaient pris racine et s’étaient multipliées, répandant leur beauté sur toute la terre des Humains.
Telle est la légende de Sikyangpu et de la fleur nommée Mansi. »
Je dis à Mansi que son histoire était très belle et qu’il faudrait qu’un jour elle me montre une de ces fleurs.
— On n’en trouve plus par ici. Elles ont complètement disparu depuis la grande sécheresse.
Je venais de me rendre compte qu’à mon tour j’avais dit « un jour » et que j’étais en train d’inscrire notre histoire dans la durée. Était-ce vraiment ce que je voulais ? Il faudrait que je fasse plus attention, très attention.
Après un moment de silence, Mansi finit d’un trait son verre de vin et puis, comme si c’était la conclusion d’une longue réflexion, elle reprit son ton neutre habituel pour constater :
— La seule qui reste, c’est moi. Je suis probablement la dernière Mansi sur terre.
— Oui, mais toi, au moins, tu ne risques pas de mourir de soif !
A SUIVRE