Go West ! (81)

(…)
— Ton sac est dans le placard d’à côté, avec ton passeport. Nous sommes bons, maintenant ?
« Nous sommes bons », c’est la traduction littérale de « We are good ». Au cours de mon voyage, il m’a fallu du temps pour comprendre que cette expression signifie que tout va bien entre deux personnes, qu’il n’y a plus de désaccord.
Le visage dans ses cheveux, j’ai répondu :
— Oui, Mansi. Nous sommes bons…
Effectivement, nous étions bons. Alors, j’ai senti se détendre son corps et monter mon désir.

Le reste de la journée, nous l’avons passé comme un couple, un couple récent, mais établi, tranquille, assis côte à côte sur le divan, à regarder la télévision, à plaisanter sur les programmes en cours, à boire du café, à grignoter des bricoles, à discuter, à se raconter des choses que l’autre ne connait pas encore…C’était la grande réconciliation. Je donnais des détails rigolos sur mon voyage — l’épopée de Tavia courant nue dans le canyon d’Oak Creek lui plut beaucoup —, elle tentait de m’expliquer les règles du football ; je lui disais comment la guerre d’Algérie avait coupé la France en deux, elle me racontait les conflits continuels entre sa tribu d’origine et les Navajos depuis cent ans que leur réserve encerclait totalement celle des Hopis. J’essayais de lui expliquer que La Règle du Jeu était le plus grand film au monde, elle me répondait que je changerai d’avis quand j’aurai vu West Side Story. Parfois, nous nous touchions, mais à peine, tendrement. Nous avions des silences, sans gêne.
Et puis la nuit est arrivée et avec elle, la faim. On a fait frire quelques œufs, trois saucisses, on a sorti un pot de crème glacée. Mansi est allée chercher une bouteille de vin. On a bu, tranquillement, sans excès en regardant un show de Tony Bennett enregistré à Las Vegas. Vers minuit, Mansi a proposé qu’on aille se coucher. Alors, on a bien rangé la vaisselle et les coussins, on a baissé le son de la télévision et on est allé dans la chambre où on s’est déshabillé, chacun de notre côté, comme un vrai couple. Mansi est sortie de la chambre pour revenir un peu plus tard avec une Winston et une bougie allumées. Je l’attendais dans le lit, bien installé, la nuque sur un oreiller, le drap remonté jusqu’à la taille. Elle a posé la bougie par terre, s’est glissée à côté de moi pour s’asseoir en tailleur. Elle a tiré une bouffée de la cigarette et me la glissée entre les lèvres. J’ai tiré dessus à mon tour. Elle l’a reprise, elle a aspiré un grand coup et puis elle a poussé un soupir en exhalant la fumée :
— Dimanche soir…
J’ai roulé sur le côté pour me tourner vers elle. Mon visage était à la hauteur de sa taille, juste au-dessus de sa hanche. Je ne sentais plus aucun des effets de la marijuana ni du Sedona Special, juste une légère euphorie, probablement due à mes deux ou trois verres de vin. Mon esprit était clair. Nous étions good ; une nouvelle fois, je ressentais cette plénitude, cette impression de peser sur la terre, de la sentir tourner sous moi ; j’étais bien. J’étais si bien que, d’un coup, j’ai été saisi d’un besoin de tendresse, mais pas de tendresse à recevoir, un besoin de tendresse à donner. Peut-être Mansi l’a-t-elle ressenti, peut-être a-t-elle perçu mon léger soupir d’aise, je ne sais pas, mais elle a écrasé sa cigarette, elle s’est enfoncée sous le drap et s’est tournée vers moi.

Je vous avais prévenu, ou du moins je crois l’avoir fait : vous ne trouverez pas dans ce récit de description salace ou anatomique ou même seulement évocatrice des aventures et mésaventures sexuelles auxquelles j’ai été confrontée durant mes deux mois américains. Alfred Hitchcock disait que le suspense était bien plus fort si on laissait l’imagination du spectateur travailler plutôt que de montrer directement la menace. C’est une leçon que j’ai retenue et, faute d’écrire un roman policier, je l’applique volontiers au genre que je pratique ici, qu’on appellera si l’on veut récit de voyage, souvenirs de vacances ou roman d’apprentissage. Vous ne saurez donc rien de plus que ceci : on était Dimanche, il était neuf heures du soir ; nous avons fait l’amour ; de façon apaisée, tranquille ; comme un couple, un couple récent, mais établi, tranquille. Vous n’avez plus qu’à imaginer.

Après, nous avons allumé des cigarettes. Longtemps, nous avons fumé en silence, et puis la bougie s’est éteinte. Dans la lueur irréelle et vacillante qui venait du salon, j’ai vu Mansi se lever. Quand elle est revenue quelques minutes plus tard, elle avait enfilé un t-shirt et portait deux tasses de café. À brûle-pourpoint, elle m’a demandé :
— Philippe, j’aimerais que tu me racontes ton plus vieux souvenir d’enfance ?

Elle m’avait appelé Philippe, pas Jay, ni Phil. Elle avait même fait un effort pour le prononcer correctement. Dans sa bouche, ça ressemblait plus à de l’espagnol qu’à du français, mais c’était gentil de sa part et ça donnait de l’importance à sa question. Ça me donna aussi l’impression que notre relation était en train de changer de nature.

Mon plus vieux souvenir d’enfance ? Je n’y avais jamais réfléchi, mais il est revenu tout de suite. Je devais avoir quatre ans, cinq peut-être. C’était un beau dimanche de printemps, juste après le déjeuner. Je suis certain que c’était un dimanche, parce qu’en semaine, mon père ne déjeunait jamais avec nous. C’était surement le printemps, parce que, le dimanche, en automne et en hiver, il était à la chasse. Ça ne pouvait pas être l’été, parce qu’en été, nous allions en vacances, en Bretagne au bord de la mer, ou à la campagne, en Normandie et mon père n’y venait presque jamais. Donc, c’était un dimanche au printemps. A cette époque, nous habitions un appartement dont toutes les pièces donnaient au sud sur un grand balcon. Nous venions de finir de déjeuner devant la porte-fenêtre grande ouverte. Le soleil inondait la table. Une douce chaleur qui montait du tapis et du parquet envahissait la pièce. Au-delà des fenêtres, le boulevard demeurait silencieux et, depuis la fin du repas, on n’entendait plus que les légers bruits de ma mère et ma sœur débarrassant la table : assiettes et couverts entrechoqués, rares paroles échangées, allers et venues vers la cuisine… En se levant de table, mon père avait allumé un de ces petits cigares qu’il fumait presque continuellement et qui me rendaient malade quand il nous emmenait en voiture. Ensuite, il avait écarté une chaise pour se ménager un espace sur le tapis entre la table et la porte-fenêtre, il s’était s’allongé sur le dos en plein soleil en poussant un grand soupir à travers son cigare et il avait fermé les yeux. Voyant cela, Vercors, notre presque épagneul, s’était levé paresseusement du coin de la salle à manger d’où il avait surveillé tout le déjeuner, il avait contourné la table pour se laisser tomber à coté de mon père, pattes arrière allongées, museau entre les pattes avant, puis il avait poussé un puissant soupir qui lui avait fait faseyer les babines. Alors, je m’étais mis à quatre pattes et m’étais approché de mon père par le côté opposé au chien. J’avais hésité un instant, et puis je m’étais allongé sur lui, mon ventre contre son ventre, mon nez dans sa chemise blanche qui sentait le savon. Ni mon père ni Vercors n’avaient bougé, mais j’avais entendu le chien pousser un nouveau soupir d’aise. Quelques secondes plus tard, relevant la tête, j’avais vu mon père qui, tout en prenant soin de ne rien bouger d’autre que son bras, pinçait son cigare entre deux doigts et, d’une pichenette, l’envoyait à travers la fenêtre rejoindre le boulevard cinq étages plus bas. Après, j’avais dû m’endormir.

A SUIVRE 

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