(…) — Tu veux pas te baisser, Brenda, parce que là, tu me caches la télé… Non, dans l’autre sens, Brenda, assied-toi dans l’autre sens, sans ça tu verras pas le film… Pourquoi tu regardes pas le film ? Tourne-toi, je te dis, tourne-toi…. Qu’est-ce que tu fais, Brenda ? Mais qu’est-ce que tu fais ? Eh ! Mansi ! Qu’est-ce qu’elle fait, Brenda ? Brenda ? Ah bon… Oh ! Brenda…
« C’est marrant, je me sens de mieux en mieux… »
C’est à ce moment que j’ai dû m’évanouir.
Ce qui s’est passé après, pendant que « La Chose » dévastait la station scientifique jusqu’à sa cuisson finale, est resté très vague dans mon souvenir. Le coup des gouttes de mercure qui remontaient au bloc de glace, ça, j’en suis sûr. Mais pour le reste… Je crois bien que je me suis réveillé deux ou trois fois. Je me vois me lever pour aller chercher une bière ou de quoi manger dans le réfrigérateur. A un moment, j’ai dû tomber du canapé pendant que je dormais. J’ai du mal à me relever parce que je m’emberlificote dans mon peignoir. Bob est allongé sur le canapé, étendu sur le dos, les mains derrière la nuque. La tête tournée sur le côté, il regarde vaguement la télévision en fumant une cigarette. La grande bringue est allongée sur lui. Elle semble dormir. Bob me voit contourner le divan et m’adresse un petit signe amical.
— Ça va comme tu veux, man ?
Je veux lui répondre, mais je suis incapable d’émettre le moindre son. Ma langue est collée à mon palais. Alors je fais le geste que j’ai vu faire tant de fois depuis un mois, le signe classique comme quoi tout va bien : le pouce et l’index arrondis pour former la lettre O. Je tourne un peu en rond dans la pièce avant de trouver mes repères. Je finis par arriver devant le réfrigérateur. J’ouvre la lourde porte et reste planté là, les yeux fixés sur la petite lumière qui vient de s’allumer. Pourquoi je suis là à contempler les rayonnages de verre chargés de bouteilles anonymes et de cartons ramollis et tachés de sauce tomate, je n’en sais rien. Je finis par reconnaître une bouteille de Budweiser mais la seule idée de sentir l’odeur de la bière me soulève le cœur. Alors, je quitte le frigidaire et, en suivant de la main le contour des meubles, j’arrive devant l’évier. Là, ça devient une évidence, c’est boire de l’eau que je voulais, des quantités, tout de suite, c’est vital. L’eau tiède du robinet me fait du bien. Je me redresse et jette un coup d’œil sur la pièce. Fran et Mansi ne sont pas là.
Sur l’écran, c’est la météo qui s’achève. La petite pendule en haut à droite me dit qu’il est deux heures et quart. Du matin sans doute. Le présentateur, parfaitement frais et dispos malgré l’heure matinale, prévoit gaiement pour la journée des températures qui iront flirter avec les 110° F. Après une plaisanterie qui m’échappe, il reprend son sérieux pour annoncer la rediffusion d’un reportage spécial sur la disparition de Marylin Monroe, morte il y a juste une semaine. Je me fige devant le poste : ses funérailles ont eu lieu mercredi dernier à Westwood devant tout ce que compte Los Angeles de professionnels du cinéma. D’après le commentaire, tous les producteurs, acteurs, réalisateurs et autres seigneurs de moindre importance à Hollywood sont là, costumes sombres et cravate noire pour les hommes, larges chapeaux ou fichus noirs pour les dames, lunettes de soleil pour tout le monde. Au passage, je remarque Peter Lawford, très affecté. La voix off remarque en passant que le Président ne s’est pas fait représenter. Derrière les cordons qui ont été dressés, la foule bariolée semble sincèrement triste. Le commentateur déclare que l’enquête est bouclée et que le rapport du Coroner est attendu pour le milieu de la semaine prochaine. De source bien informée, il devrait conclure à un suicide par barbituriques…
Je m’éloigne en grondant à l’adresse du poste de télévision :
— Bien sûr que c’est un suicide, bandes de pommes, et c’est moi qui en ai la preuve ; mais ce qui est important, c’est savoir pourquoi, pour qui elle s’est suicidée, et ça, je suis peut-être le seul à le savoir.
Je ne sais pas pourquoi je suis furieux. Le présentateur derrière son écran, les stars d’Hollywood qui repartent dans leurs limousines aux vitres fumées, les passants interviewés autour du cimetière, ils n’y sont pour rien tous ceux-là ! Alors pourquoi suis-je en colère ? Ce n’est pas contre eux. Alors, peut-être est-ce contre cette mort stupide, le suicide révoltant de cette jeune femme si belle ? Elle était pour moi l’image de la candeur et de la gentillesse ; peut-être fausse, l’image, probablement même… je l’avais idéalisée, je ne la voyais qu’à travers ses rôles de gentille fille simple, un peu gourde… Sept ans de réflexion, Certains l’aiment chaud… et maintenant, elle est morte, et je sais pourquoi… mais il ne faut pas que j’y pense, parce que si je pense à elle, ça m’amène tout droit à penser à Clemmons, au dictaphone, aux for official use only, et à cette cavale interminable…
Le reportage se termine. Il est deux heures et demi. Sur CBS, ce n’est pas encore l’heure de dormir et un documentaire sur la pêche au gros dans le Golfe du Mexique s’ouvre sur un océan bleu et calme sous un ciel sans nuages. Ça ne m’intéresse pas et je poursuis ma divagation dans la pénombre. Ça va mieux, je n’ai plus soif, juste un peu faim. La porte de la chambre est à peine entr’ouverte. Elle laisse passer une faible lueur. Je la pousse. Il fait chaud. Une bougie brûle sur la table de nuit. Fran et Mansi sont étendues sur le lit. La plus proche de la porte, c’est Fran. Elle ne porte qu’un T-shirt sans-manches. Allongée sur le ventre, elle s’appuie sur ses deux coudes et lit un petit livre ouvert posé sur l’oreiller qui est devant elle. Mansi est totalement nue, allongée sur le dos. Elle fume une Winston. J’ai dû interrompre une conversation.
— Ça va, Phil ? dit Mansi sans me regarder. Tu as bien dormi ?
— Ça s’est bien passé avec Brenda ? demande Fran en pouffant dans son oreiller.
Phil ! Elle a dit Phil ! Je bafouille quelque chose comme :
— Pourquoi tu m’appelles comme ça ?
— Phil, c’est pas le diminutif de Philippe ? demande-t-elle, les yeux toujours au plafond.
Je m’approche du lit. Le petit livre ouvert devant Fran, c’est mon passeport.
A SUIVRE