(…) Je m’éloignai vers le coin cuisine et mis trois ou quatre fois le temps nécessaire à déboucher la bouteille en tournant le dos à tout le monde. Ça me permit de ruminer ma vexation et finalement de me calmer : « Qu’est-ce qu’on a dit tout à l’heure, crétin ? Il faut que tu te détendes et que tu profites du moment comme il vient. D’ailleurs, ça n’a l’air de perturber personne que tu sois en peignoir. »
Je m’en convainquis si bien que je finis même par m’imaginer que, dans ce petit groupe d’amis du samedi soir, le port du peignoir me conférait une position particulière, un rang, avec des privilèges. Après tout, pour Bob, pour Brenda et pour Fran, je devais être le nouveau petit ami — je pensais même plutôt « le nouvel amant » — de la maitresse de maison, un rôle inédit pour moi, mais plutôt flatteur celui-là. Mais pour le tenir, il fallait que je change d’attitude, car mon « Euh ben… non ! » de tout à l’heure manquait de nonchalance, de confiance en soi et d’esprit, bref de tout ce qu’on s’attend à trouver chez le French lover de sa meilleure amie. Suivant en cela ma pente naturelle, je choisis de demeurer silencieux le plus possible et de conserver autant que je le pourrai le statut confortable d’observateur amusé mais qui en a vu d’autres. Le reste de la nuit allait montrer qu’une telle attitude, quand elle est affectée, n’est pas tenable bien longtemps et que le naturel revient au galop.
On s’installa autour de la table basse, Bob et moi sur le canapé et les trois filles assises par terre, Mansi et Fran, sagement en tailleur et Brenda, un peu alanguie, en Récamier libertine. De temps en temps, quelqu’un se levait, allait chercher une bière dans le réfrigérateur, un sandwich sur la table, une bouteille de vin dans la réserve et l’apportait au groupe. Moi, fidèle au rôle que je m’étais attribué, je ne bougeais pas.
La conversation roulait devant moi, Bob racontait la bagarre de Tim qui lui valait d’attendre en prison que le juge revienne de week-end, Fran disait que Tim n’en ferait jamais d’autres, que la bagarre, c’était plus fort que lui, mais qu’au fond, c’était le type le plus gentil qu’elle ait jamais connu et Brenda tentait d’expliquer encore une fois comment elle avait gagné cinquante dollars au blackjack. J’avais remarqué que depuis une dizaine de minutes, Mansi n’avait pas prononcé une parole. Elle se contentait de me regarder, sans expression particulière. Et puis Bob a dit que, ce soir, il y avait “La chose d’un autre monde“ sur CBS. Ça commençait dans cinq minutes. Il ne fallait pas le rater. La proposition de Bob n’avait pas soulevé pas l’enthousiasme, mais moi, j’avais vu ce film à Paris deux ou trois ans auparavant et je l’avais trouvé pas mal du tout. C’était un de ces films d’anticipation où un être vivant quasi invincible venu d’une autre planète massacre les uns après les autres les membres d’une équipe scientifique isolée dans l’Arctique. À la fois bien mené, ultra classique, naïf à point et comique au second degré — la Chose se trouve être d’origine végétale, une sorte de légume, et la seule façon que les scientifiques trouveront pour s’en débarrasser sera, littéralement, de le faire cuire — je parlai pour la première fois depuis de longues minutes pour dire que ça pourrait être drôle de regarder ça tous ensemble, pour rigoler un peu. Bob approuvait, bien sûr, Fran disait « pourquoi pas ? » mais Brenda n’était pas d’accord. Elle n’aimait pas les films qui font peur et, tant qu’à regarder la télévision, elle préférait voir le late show d’Eddy Arnold en direct de Vegas qui devait passer en ce moment sur KWLA. Ce fut Mansi qui emporta la décision :
— Écoute Brenda, d’abord, on s’emmerde un peu, non ? Ensuite, moi, je l’ai déjà vu ce film, trois fois au moins, et je t’assure que si tu te prends un petit joint en même temps, t’auras pas peur du tout, au contraire, tu vas t’éclater. Moi, ça me fait cet effet-là à chaque coup. Allez Brenda, ça m’étonnerait que Bob n’ait pas tout ce qu’il faut dans son sac. Et puis, si tu as trop peur, il pourra toujours te tenir la main. OK ?
Brenda bougonna un peu mais finit par accepter. Mansi et Fran débarrassèrent la table basse tandis que Bob allait chercher son matériel. Il l’étala sur la table et commença à se fabriquer un joint. Fran le rejoignit et entreprit de rouler le sien. Silence, recueillement, gestes précis… tout ça avait l’air d’une cérémonie.
— Tu veux que je te fasse le tien ? me demanda Mansi.
Comme je ne répondais pas tout de suite, elle poursuivit gentiment, sans moquerie, de son ton neutre habituel :
— Dis-moi, Jay, tu n’as jamais fumé. C’est ça, hein ?
Moi, des pétards, j’en avais déjà vus, bien sûr, trois fois en fait : une fois dans la cour du lycée et deux fois dans des surprises parties. Mais je ne savais pas comment on les fabriquait et surtout je n’en avais jamais fumé ni même tiré une seule bouffée. Je ne savais pas quel effet cela pourrait me faire ni même quelle différence il pouvait y avoir entre le cannabis, le haschich et la marijuana. Si ça vous étonne, c’est que vous avez oublié qu’au début des années soixante, ces produits étaient plutôt rares et pas mal méconnus. Et introuvables, aussi. De toute façon, ce genre de truc me faisait plus peur qu’envie. Alors j’avais décidé que ça ne m’intéressait pas, qu’il fallait être tordu ou inconscient pour respirer des trucs pareils.
Mais aujourd’hui, tout était différent. Les premières vingt-quatre heures que je venais de passer à Barstow m’avaient ouvert à un monde nouveau ; d’abord cette femme, Mansi, une vraie femme, pour moi tout seul, tout le temps, chaque fois que je le voulais ; ensuite ses amis, différents dans leur façon d’être de tout ce que j’avais pu connaître auparavant, y compris depuis mon arrivée en Amérique pourtant riche en rencontres de toutes sortes, des amis de dix ans plus âgés que moi et que j’aurais volontiers qualifiés de libres et de marginaux, un homme, deux femmes qui m’acceptaient parmi eux, tel que j’étais, sans poser de question, apparemment sans jugement, sans critique, sans ironie ; et puis cette chaleur humide, cette ambiance confinée, ce vase clos, étanche, presque insonorisé, qui donnait l’impression apaisante et libératrice que rien de l’extérieur ne pouvait vous y atteindre, que rien de ce qui pouvait s’y passer ne pouvait avoir de conséquence ; enfin l’alcool et les mets épicés et la chaleur intérieure qu’ils prodiguaient, dispensatrice de confiance. J’étais différent et, pour le moment au moins, j’étais prêt à tout, ou presque.
A SUIVRE
On ne dira jamais assez le rôle prépondérant de la musique dans les films, surtout quand son rôle n’est pas simplement un fond musical d’accompagnement mais de participer à la narration du scénario. Dimitri Tiomkin comme d’autres compositeurs émigrés trouvèrent à Hollywood la possibilité d’obtenir rapidement la reconnaissance de leur talent dans ce que Ennio Morricone appelait la composition « appliquée » par opposition à la musique « absolue ».
Dimitri Tiomkin, c’était bien l’auteur de la musique du film de 1951 « The Thing from Another World ». Mais pour la musique de « The Thing » de John Carpenter, c’était, comme l’a suggéré Wang (à propos, bonjour François, long time no see), Ennio Moricone.
Quand Jim écrit MAGA n’existait pas alors, c’est le dernier A pour « again » qui n’existait pas, mais MGA pour « make America great » battait son plein, surtout à Hollywood, je dirai même dans l’esprit des westerns pour construire une histoire mythique de l’Amerique.
Dimitri Tiomkin! Le très prolifique et génial Dimitri (un émigré venu d’Ukraine) qui a composé la musique de nombreux films pour à peu près tous les meilleurs réalisateurs hollywoodiens de son époque, y compris Hitchcock, et pour de nombreux westerns dont « Le train sifflera trois fois » et « Rio Bravo ».
The Thing
Film dont la musique est composée par quelqu un que Phippe aime bien .
Les cinéphiles savent sans doute que « The Thing from Another World » de 1951 a fait l’objet d’un remake, « The Thing », par John Carpenter en 1982. Bien que pas mal « gore » — mais ce n’est rien par rapport à ce qu’Hollywood et quelques uns de ses imitateurs nous donneront par la suite — ce film est parfaitement réussi et terrifiant. Après avoir connu à sa sortie de très mauvaises critiques et un semi-échec commercial, avec les années, il est devenu film culte.
C’était le bon temps, celui de John Wayne, de Charlton Heston, MAGA n’existait pas encore.