Première rencontre (3/3)

(…)J’avais récupéré mon chien et les veaux étaient saufs, fugitifs, mais saufs. C’était déjà ça… Pourtant une tâche délicate restait à accomplir : affronter le propriétaire des bestiaux.

3ème partie – Première rencontre

Perturbé, je rentre à grand pas vers la maison en tournant dans ma tête le discours que je devrai bientôt tenir à l’heureux propriétaire des veaux pour lui annoncer que trois de ses bêtes étaient en train de piétiner son blé à moins qu’elles ne soient déjà sur la route de Montmirail. « Eh bien, cher monsieur, voyez-vous, je me promenais avec mon chien du côté de … ». Quel peut bien être le nom de cette fichue pâture ? À la campagne, tout le monde sait ça, le moindre pré, le plus petit bois possède un nom : le champ de la Bouchure, le bois aux Cottards, le pré du Verdurin… est-ce que je sais moi ?  Bon, mais de toute façon, il faut d’abord savoir qui c’est, ce propriétaire et pour ça, je compte bien sur mon voisin de hameau. Coup de chance, quand j’arrive tout énervé devant chez moi, il est en train de monter dans sa voiture. Je me précipite vers lui.

— Salut François, ça va ? Dis-donc, ils sont à qui les veaux dans le pré, là-haut derrière chez M… ?

— Bonjour Philippe, oui ça va, merci. Les veaux ? Où ça ?

— Là-haut, derrière chez M…, juste avant de traverser le petit ru… Là-haut, quoi !

— Ah ! Là-haut ! Ceux-là, je crois bien qu’ils sont à Roger.

— Roger ?

— Roger A…, tu sais bien ! La ferme de Montapeine, sur la route de Pertibout. Qu’est-ce qui se passe ?

— Ben, il y en a trois qui ont fichu le camp. Ils ont sauté le barbelé. C’est Ena, tu comprends…Elle est intenable…

— Sale coup ! Bon écoute, là, il faut vraiment que j’y aille, je peux pas t’aider. Le mieux, ce serait que tu ailles voir Roger directement… Allez, j’y vais !

Tout en démarrant, il ajoute avec un sourire : « Et bon courage, hein ! » Je le regarde partir dans un nuage de poussière en me demandant si son « Et bon courage, hein ! » c’est du lard ou du cochon. Parce qu’il est bien connu que l’agriculteur est plutôt susceptible quand il s’agit de récolte ou de cheptel. Et là, je vais devoir lui parler des deux, à l’agriculteur, de sa récolte et de son cheptel ! Je rentre dans la maison, je libère le chien dans la cuisine et je commence à expliquer à la famille qu’« il faut que j’aille vite à la ferme de Roger A…  — mais si, tu sais bien, à Montapeine, sur la route de Pertibout — parce que ses vaches sont en train de divaguer parce qu’Ena est intenable et qu’il faut que je me dépêche avant qu’elles n’arrivent sur la route de Montmirail, parce que là, il y a des voitures — mais où sont passées les clés de la voiture, je les avais mises là, ah non, elles sont dans ma poche — allez, vite, il faut que j’y aille, à tout à l’heure… »

Je démarre en trombe tout en réfléchissant. Je ne peux pas y aller directement, à la ferme de Montapeine. Je n’en aurais que pour cinq minutes mais il faudrait passer par des chemins de terre et traverser à gué le petit ru et l’Audi 100, c’est pas un 4×4. Il va falloir faire le tour par Roccourt le Petit. Sept kilomètres, un bon quart d’heure sur ces petites routes. Je fonce.

Je la connais un peu cette ferme parce que je passe régulièrement devant au cours de mes balades. Mais je ne connaissais pas le nom du fermier que je crois d’ailleurs n’avoir jamais rencontré. Je commence à ralentir cent mètres avant la ferme pour ne pas y arriver comme une descente de police dans un repère de dealers. Quand j’entre doucement dans la cour, je vois un homme qui me tourne le dos. Ce n’est pas un colosse, mais quand même, il est grand et fort. Il porte une cotte verte de mécanicien et une casquette à l’américaine de même couleur. Il était en train de réparer une porte de hangar, mais il s’arrête pour me regarder descendre de voiture. Je m’avance vers lui en essayant vainement de me rappeler l’entrée en matière que je ruminais depuis la traversée de Roccourt le Petit. J’y vais d’un « Bonjour Monsieur. » « Bonjour, répond-il sans expression particulière, tandis qu’il s’essuie les mains sur un chiffon qu’il a tiré de sa poche. » Debout près de sa porte, il incline la tête sur le côté. Ça doit vouloir dire qu’il est tout ouïe. Je me lance :

— Voilà. Je suis ennuyé parce que… Non, d’abord, j’habite à Champ de Faye, le hameau en dessous de chez Monsieur M…

— Oui, je sais.

— Ah bon ?

— Je passe souvent par là pour aller aux champs. J’ai vu votre voiture.

— Ah ben oui, bien sûr. Enfin je n’habite pas là, c’est une maison de campagne. En fait j’habite Paris.

— Oui, je sais.

— Ah bon ?

— 75, c’est bien le numéro de Paris, non ? Et puis en semaine, il n’y a jamais personne.

— Ah ben oui, bien sûr. Bon, j’ai un chien… une chienne plutôt.

—Oui, je sais.

— Ah bon ?

— Je vous vois passer souvent avec votre chienne là-devant ou dans le bois de l’Hotil. C’est un Labrador. Emma, elle s’appelle, votre chienne. Je vous entends l’appeler.

­— Ah ben oui, bien sûr.

Plutôt aimable, le bonhomme. Mais maintenant, il va falloir entrer dans le vif du sujet.

— Bon, voilà. Je suis très ennuyé parce que tout à l’heure mon chien, enfin ma chienne s’est mise à courir après vos veaux.

Au moment où j’entends ce que je suis en train de dire, Vovo, je ne peux réprimer un petit rire. Vovo, c’est marrant, non ? Pourtant, ce n’est pas le moment de rigoler, le bonhomme pourrait penser que je trouve ça drôle ou même que je me paie sa tête. Non, c’est vraiment pas le moment. Je fais semblant de tousser en ajoutant :

— Ceux qui sont dans le pré au-dessus de chez M… »

— Ah bon ! Et alors ?

— Eh bien, il y a trois de vos v… il y en a trois qui ont sauté le barbelé, ils sont partis dans le blé, je suis vraiment désolé, j’ai voulu vous avertir tout de suite, alors je suis retourné chez moi pour prendre ma voiture, mais je ne trouvais plus les clés, et puis je ne savais pas à qui ils étaient, ces veaux, heureusement j’ai vu François, c’est lui qui m’a dit qu’ils étaient à vous, vous le connaissez François ? alors je me suis dépêché de venir ici, mais il faut faire tout un détour par Roccourt, ça fait bien six ou sept kilomètres, et voilà…

— Et ils sont où, les veaux, maintenant ?

— Eh ben, je sais pas vraiment. Ils sont passés derrière le bois et je les ai plus vus du tout. Écoutez je suis vraiment désolé, je vais faire une déclaration à mon assurance, et puis…

— Eh ! Oh ! Mais c’est pas grave !

— Ah bon ?

— Mais non, c’est pas grave. Vous allez m’aider à les retrouver et puis c’est tout. C’est pas bien grave. Ecoutez : vous allez reprendre votre voiture. Vous retournez là-bas, vous vous garez en travers du chemin juste au-dessus de chez M… et vous attendez. Moi je vais prendre mon tracteur, le vieux, parce que, les veaux, ils reconnaissent bien son moteur. Ils vont surement venir voir si je leur apporte à boire et on les remettra dans la pâture. Si jamais ils partaient vers vous, vous n’aurez qu’à agiter les bras, faire du bruit, n’importe quoi pour les empêcher de passer la route de La Madeleine. Allez, on y va !

On y est allé et c’est exactement ce qui s’est passé. J’ai repris la route de Roccourt-le-Petit, je me suis garé en travers du chemin au-dessus de chez M… et j’ai attendu. Au bout d’un quart d’heure, la silhouette d’un petit tracteur s’est arrêtée contre le bois au bout du chemin, moteur tournant, et au bout d’un autre quart d’heure, les trois veaux étaient rassemblés autour de leur propriétaire.

J’ai rejoint le petit groupe et fait semblant d’aider à ouvrir la barrière et à y faire passer les trois évadés.

— Et voilà, à dit Roger. Vous voyez que c’était pas bien compliqué !

— C’est vrai. Mais quand même, les veaux ont surement  abimé le blé. Je voudrais pouvoir vous indemniser.

—Pour le blé ?

— Ben oui.

— Le blé, on s’en fout. Il est pas à moi !

Après cette première rencontre, je l’ai revu de temps en temps, Roger, au cours de mes balades avec Ena et, plus tard, avec Sari. Il est même venu une fois diner à la maison avec sa femme. Il a toujours eu des trucs intéressants à dire. Si j’arrive à m’en souvenir, j’essaierai de vous les raconter.

FIN

 

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