(…) Tout le monde était figé : moi qui fixais le chien, le chien qui fixait les veaux, et les veaux qui fixaient le chien (sauf 2355 qui regardait en l’air). Nous étions presque dans une situation de gunfight mexicain, et j’avais dans les oreilles l’angoissante musique de Sergio Leone qui accompagne en général de genre de suspens.
« Oh, et puis, crotte ! J’y vais, décida Ena »
2ème partie – Taïaut ! Taïaut !
D’un seul coup, Ena qui n’y tenait plus lâcha la bride à son instinct immémorial. Adoptant la position surbaissée, elle fonça vers le groupe en aboyant. Quand des veaux fuient devant un ennemi inférieur en nombre mais supérieur en agressivité, on ne sait pas si c’est le résultat d’une tactique délibérée ou d’un individualisme dont ils ne font preuve que dans de rares occasions, toujours est-il qu’ils partent dans toutes les directions.
« Mon Dieu, faites que ce monstre suive 3549 et pas moi, espérait 007 en prenant un large virage sur la gauche » « Il y a pourtant un arrêté qui impose la tenue des chiens en laisse sur le territoire de la commune ! protestait 2001 que ses amis, on ne sait pourquoi avait surnommé Odyssée de l’espèce. » « Je suis meilleur à la course que 2355 ! Je vais m’en sortir, pensait 2354 en fonçant tête baissée vers le Sud tandis que 2355 et 3549 décidaient finalement de faire la même chose »
Pendant que le début de ce drame se déroulait, je criais sans cesse ni véritable espoir : « Ena ! Ici, tout de suite ! Veux-tu venir ici ! Tout de suite ! Ena ! Derrière, derrière !» mais rien n’y faisait. Grâce à leur mouvement spontané de dispersion, trois des veaux semblaient maintenant hors d’atteinte de la chienne déchainée, mais les trois autres couraient stupidement les uns à côté des autres dans la même direction : le Sud. S’ils continuaient comme ça, ils n’allaient pas tarder à être bloqués par la clôture haute de trois rangs de barbelés, et dans ce cas, ce serait le carnage. Ena, qui pourtant avait cessé d’aboyer pour mieux garder son souffle, ne semblait pas entendre mes appels répétés. Le vent de la course dans ses oreilles, sans doute. Pourtant je perséverais : « Allez, Ena ! On rentre à la maison ! C’est l’heure de manger ! Manger, Ena ! Manger ! Nom de Dieu, Ena ! Ici ! Ici ! »
« Qu’est-ce qu’IL dit ? s’interrogeait Ena. Je comprends rien ! Articule, bon sang ! Comment ? Vas-y, vas-y ? C’est ça ? Et qu’est-ce que je fais en ce moment ? » Et poursuivant son monologue intérieur : « Bon, il y en a trois qui ont disparu, mais ces trois autres là, je vais me les faire, c’est sûr ! »
« Ena ! Ici, tout de suite ! » murmurais-je découragé en suivant des yeux le chien frénétique.
« Bon, j’ai dû le semer maintenant, pensait 2354 persuadé que sa pointe de vitesse l’avait mis hors de portée des crocs du monstre.» Ralentissant légèrement sa course, il se retourna pour voir lequel de ses copains était en train de se faire bouffer. Le spectacle qu’il vit alors le fit beugler d’horreur : « Mais enfin, laissez-moi tranquille, enfin quoi ! mugit-il ». La Bête était presque à sa hauteur, entre son jumeau et 3549 qui le suivaient de près. «Méééé- Heeuuuu !» se mirent à mugir en même temps les trois bovidés comme de vulgaires moutons de Panurge.
Impuissant, je regardais Horace qui allait rattraper les trois Curiace d’un seul coup quand je vis un veau, puis deux, puis trois s’envoler par-dessus la clôture, non sans en arracher le barbelé supérieur, pour retomber dans le champ voisin et, sur leur élan, s’égayer parmi les épis presque murs. De son coté, Ena, qui avait percuté le fil inférieur, était étendue, haletante, dans l’herbe où elle avait rebondi et récupérait ses esprits. Elle ne tarda pas à se relever et, passant sous le barbelé, à foncer à son tour dans les blés. Je la perdis aussitôt de vue.
« Merde, merde et merde, rouspétait-elle. Je les tenais, c’était sûr. En général, ça tient pas la distance, ces gros Limousins. Merde alors ! Où est-ce qu’ils sont passés ? C’est qu’on n’y voit rien là-dedans, et en plus cette saloperie d’odeur de blé chauffé au soleil, ça vous couvre tout le reste. Merde, merde, merde et merde ! »
Dans le champ de blé, les trois veaux avaient disparu derrière le coin du bois et le chien demeurait invisible. Je remontai le long de la clôture jusqu’au trois sillages que les fuyards avaient creusé dans les épis mais je renonçai à suivre l’un d’entre eux — le quel, d’abord ? — pour tenter de retrouver Ena. Je retournai donc sur le chemin et me mis à attendre, énervé, furieux, ne sachant que faire. De temps en temps, je me dressais sur la pointe des pieds, espérant vainement l’apercevoir, tout en continuant à l’appeler, à siffler et à jurer.
« Ouh-là ! C’est qu’IL a pas l’air content ! pensait Ena qui, abandonnant l’idée de se faire un bœuf, avait fini par sortir du champ pour apercevoir au loin son maitre qui piaffait au milieu du chemin. » « Je ferais bien d’attendre un peu qu’IL se calme, se disait-elle tout en haletant avec affectation pour justifier le fait qu’elle restât allongée en travers du chemin ».
Au bout d’un long quart d’heure, Ena était apparue au bout du champ, tellement épuisée que je n’eus pas le cœur de la gronder comme elle le méritait. Tout en la mettant en laisse, je lui dis d’un ton sévère : « Pas content, Ena, pas content du tout, du tout, du tout ! » Ah, mais !
J’avais récupéré mon chien et les veaux étaient saufs, fugitifs, mais saufs. C’était déjà ça… Pourtant une tâche délicate restait à accomplir : affronter le propriétaire des bestiaux.
A SUIVRE (demain)
Certainement pas, parce que c’est loin d’être fini. On n’est pas sorti de l’auberge, c’est Greta qui vous le dit !
Ce matin, après avoir lu mon journal, je me pose une question philosophique, et même existentielle: après le chaos et la débandade, faut- il être conciliant et gentil avec le fauteur de trouble? Ma réponse, après réflexion, est non! (sauf exception très particulière).