Go West ! (70)

(…) Il faudrait qu’elle fasse très attention, parce que si quelqu’un se rendait compte qu’elle était indienne, qu’elle n’avait que quinze ans, et qu’ils n’étaient pas mariés, ils auraient tous les deux de très graves ennuis. Et surtout, ils seraient séparés, lui en prison et elle dans un orphelinat pour indiens. Il fallait qu’elle promette. Elle promit.

« J’étais heureuse à Milford. Bo partait au camp le matin et il rentrait le soir et moi, je l’attendais. Au début, je ne sortais jamais sans lui. Le soir, nous allions au supermarché de Junction City et il m’apprenait à faire des courses. Après, on rentrait à la maison et il me montrait comment préparer un hamburger, ou des œufs au bacon, ou de la salade de chou, ou des beignets de tomates vertes. Ou alors, il m’apprenait à lire. Le dimanche, on allait piqueniquer au bord du lac. Il me faisait boire un peu de bière, juste pour m’habituer. Quelquefois, on partait loin dans la campagne et il m’apprenait à conduire.

Bo était différent des autres sous-officiers qui habitaient autour de nous. Pour la plupart, c’était des brutes, et racistes par-dessus le marché ! Au contraire, Bo était doux et patient, et affectueux aussi. En fait, il m’aimait. Alors je l’aimais aussi. Je voulais lui faire plaisir ; j’apprenais bien mes leçons, je faisais la cuisine du mieux que je pouvais, je nettoyais bien la maison. Petit à petit, j’ai commencé à sortir seule ; je prenais le bus pour aller à Junction City, je faisais des courses sans Bo. Au bout de trois mois, j’étais capable de conduire sa voiture. Alors, il m’a inscrite à l’examen du permis de conduire. Ensuite, il s’est débrouillé pour ce soit un de ses amis qui me le fasse passer. Je l’ai eu tout de suite et Bo m’acheté une voiture. Moi, Mansi, quinze ans, orpheline adoptée par une famille Hopi, j’avais une voiture à moi !

A la même époque, Bo a trouvé que j’avais fait assez de progrès pour pouvoir rencontrer des amis à lui. La première fois, c’était dans un restaurant de Junction City. Nous avons diné avec un autre sergent, Dick, et sa femme, Grace. Elle avait été plutôt gentille avec moi, mais ce soir-là j’avais bien failli tout ficher par terre. À un moment, Grace avait dit qu’elle aussi était d’origine italienne et que son vrai nom, c’était Graziella. Comme tout le monde trouvait ça trop long et trop difficile à prononcer, elle avait changé pour Grace. Alors moi, comme une idiote, toute contente d’avoir quelque chose à dire, j’avais dit que moi aussi, j’avais changé de nom et qu’avant Nancy, je m’appelais Mansi.
— C’est italien, ça, Mansi ? avait demandé Grace.
— Oui, oui, bien sûr, italien, bien sûr, avais-je bredouillé.
— C’est curieux, je ne connaissais pas ce prénom. Vos parents étaient de quelle région ?
Je ne savais pas quoi répondre, évidemment. Je ne savais même pas où se trouvait l’Italie. Mais Bo m’avait sorti d’embarras
— De Sicile… d’un petit coin perdu en  Sicile…, avait-il dit. Et vous Grace, vos parents viennent de quelle région ?
Je ne sais plus quelle avait été sa réponse, mais à partir de là, pendant de longues minutes, Grace nous avait raconté l’histoire de sa famille. Ensuite, la conversation était partie sur autre chose. J’étais sauvée, mais bien décidée à ne plus dire un mot dit du reste du diner. Le lendemain soir, Bo avait rapporté de Fort Riley un atlas du monde. Il l’avait ouvert à la page de l’Italie et voulait que j’y apprenne tout ce que je pouvais de ce pays. Mais à cette époque, si je commençais à lire presque correctement, je ne savais pas ce qu’était une carte. Pour moi, ce n’était qu’un dessin coloré, qui ne représentait rien, une accumulation de taches, même pas beau à regarder comme les formes géométriques de nos tapis et de nos vêtements de cérémonie. Quand il avait compris ça, Bo s’était fâché, et nous avions commencé à nous disputer. Il avait fini par me traiter d’idiote et même de sauvage ; je lui avais répondu que lui n’était qu’un sale blanc aux cheveux rouges, qu’il sentait mauvais et qu’il ne savait même pas faire l’amour comme les Hopis. C’est à ce moment qu’il m’avait frappée, une grande gifle balancée de toute sa hauteur, de tout son poids. J’étais tombée par terre, toute étourdie ; les oreilles me sifflaient ; je sentais qu’un peu de sang coulait au coin de mes lèvres. Alors, il avait changé de visage, il était devenu encore plus blanc, tout confus, tout timide, désolé ; il bredouillait des mots que je n’entendais pas, il tournait autour de moi, il cherchait à me relever. C’est quand il s’était penché sur moi que je lui avais envoyé du plus fort que je pouvais un énorme coup de genou entre les jambes. Sous le choc, il était parti à reculons et s’était effondré sur une chaise, les mains crispées sur son bas-ventre. Pendant qu’il restait là à essayer de reprendre son souffle, je m’étais approchée de lui, de mon poing bien serré, je lui avais balancé un grand coup sur la joue. Tu sais que je ne suis pas bien grande et, à l’époque, je ne pesais pas bien lourd, mais le coup l’avait fait tomber de sa chaise. Ensuite, je lui avais craché dessus et je m’étais enfuie de la maison en courant.

Quand deux jours plus tard, je suis revenue à la maison, on s’est réconciliés, bien sûr. Sur l’oreiller… Après, il m’a demandé :
— C’est vrai que je ne fais pas l’amour aussi bien que les Hopis ?
— Écoute Bo, je n’en sais rien. Je n’en sais rien parce que je n’ai jamais fait l’amour avec un Hopi… ni avec personne d’autre avant toi.
— Tu le jures ?
— Mais ce qui est vrai, c’est que quelquefois, tu sens mauvais.
— Ah bon ?
— Mais je t’aime quand même, Bo.
Ça s’est fini comme ça, notre première bagarre. Plus tard, il est arrivé qu’on se dispute, Bo et moi, mais il ne m’a plus jamais battue.

Tout allait bien à Milford, tout allait de mieux en mieux. Bo commençait à me montrer dans le milieu des femmes de sous-officiers. Ce n’est pas que ça me plaisait, j’aurais préféré rester seule, mais c’est ce qu’il fallait faire et puis ça lui faisait plaisir. Alors, je faisais ce qu’il fallait. Un samedi, j’ai même organisé un barbecue dans le jardin, très réussi, saucisses, steaks hachés, bière, Coca-Cola, tout ce qu’il fallait, une vraie petite américaine ! J’étais adoptée… Et puis est arrivé Décembre, Pearl Harbour.
Moi, je ne comprenais pas grand-chose à ce qui s’était passé là-bas, mais dans le petit monde militaire où je vivais, le choc était énorme. Bo et ses amis ne voulaient plus qu’une chose : aller se battre, écrabouiller les Japonais, les éliminer définitivement de la surface de la terre, ces salopards qui avaient osé frapper l’Amérique dans le dos… A Fort Riley, à Milford, à Junction City, dans les bars, dans les supermarchés, à la sortie des églises, devant les écoles, des groupes se formaient ; on ne parlait que de ça : quand est-ce que nos “boys“ vont enfin partir nous venger ?
Bo, lui, il est parti en février 42, mais pas pour aller casser du Jap. Il a d’abord été affecté à Fort Bragg, à l’autre bout du pays, et puis, en novembre, on l’a embarqué pour aller se battre contre les Allemands, d’abord en Afrique du Nord, puis en Italie, en France et, pour finir, en Allemagne. Il n’est rentré au pays qu’en fin 45. Des Japonais, il n’en avait pas vu un seul.
Pendant tout ce temps, moi, j’étais resté à Milford. En tant qu’épouse officielle d’un sous-officier de carrière au combat, j’avais le droit de garder la maison. Je vivais bien de la solde de Bo et je m’étais pas mal intégrée dans le petit cercle des femmes de soldat au front. Mais quand il est revenu, il avait pris du grade et il a été affecté à Fort Irwin, tout près d’ici. Au bout d’un an, il a emprunté pour acheter une maison, cette maison. Pendant des mois, on a passé nos week-ends à la réparer, la repeindre, à la meubler. De temps en temps, des amis venaient nous aider. Alors, on leur organisait un barbecue pour les remercier. On buvait de la bière, on chahutait. Bo avait 39 ans, j’en avais 25.  On avait tout ce qu’il fallait pour être heureux… On l’était. Et puis la guerre de Corée est arrivée. Bo a tout de suite signé. Il est parti au printemps 51. »

A SUIVRE 

3 réflexions sur « Go West ! (70) »

  1. Donc, cela fait 1 fille tous les 1000 kms, ou tous les 11 épisodes ou toutes les 42 pages , ou encore 14333 mots consacrés en moyenne pour chaque fille, la performance est remarquable, digne de Choderlos de Laclos. À ce rythme et si l’auteur peut le tenir pour atteindre le graal de 100 épisodes, le bouquin pèsera alors 357 pages ou quelques 123000 mots, et, et, si mes calculs d’extrapolation sont exactes, 8 à 9 filles (car évidemment les filles ne peuvent se compter qu’en nombre entier).

  2. Go West !
    Premier épisode publié le 15/11/2023
    et depuis :
    70 épisodes publiés
    86000 mots
    250 pages environ
    6 filles
    6000 kilomètres
    71 ème épisode en cours de correction
    72 ème à peine ébauché
    et après ?
    rien, nada, niente… !

  3. Bon! Nous en sommes au 70ème épisode et je me prends à espérer que cette aventure héroïque en Amérique du Nord nous emmènera jusqu’au 100ème, et plus encore. Au rythme actuel d’une parution tous les 5 à 6 jours, on peut espérer être tenu en haleine jusqu’à l’été prochain. Ça me va!

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