Go West ! (68)

(…)Je croyais qu’elle s’était endormie, quand d’un coup, elle se recroquevilla en chien de fusil et recommença à parler. A présent, sa tête était posée là où quelques instants plus tôt se trouvait le cendrier qu’elle avait écarté pour le poser à côté du lit et, tandis qu’elle entrait dans le récit de sa vie, sa voix résonnait dans mon ventre.

« Je suis née dans le village de Shungopavi, là-haut dans la mesa. Le village n’existe plus aujourd’hui. Il a été abandonné après la grande sécheresse de 48. Mais à cette époque, une trentaine de familles y vivaient. Mes parents sont morts l’un après l’autre quand j’étais encore toute petite. Comme le veut la coutume Hopi, j’ai été adoptée par une des familles et j’ai été élevé par la tribu avec les autres enfants. Je n’étais pas esclave ni même maltraitée puisque ma vraie mère était une Hopi. Mais ma mère adoptive me faisait accomplir des travaux qu’elle n’exigeait pas de ses propres enfants. Parfois même, elle me mettait au service d’une autre femme du village, pour un jour ou deux, une sorte de cadeau, pour un service rendu. C’est comme ça qu’on traite les orphelins chez les Hopis. Moi, je n’étais pas vraiment malheureuse, mais je souffrais de cette injustice. Plus je grandissais, plus j’avais du mal à la supporter. Quand j’ai eu treize ans, mon père adoptif m’a dit que j’étais devenue une femme, que mon éducation était terminée et qu’en attendant qu’un homme me prenne comme épouse, il fallait que je travaille pour rapporter de l’argent à la tribu. Pour cela, je devais aller vendre aux touristes les bijoux que les femmes fabriquaient au village. C’étaient des boucles de ceinture, des colliers, des bracelets ou des pendentifs de turquoise et d’argent, comme le Yongosona que je porte à mon cou. Le matin, longtemps avant le lever du soleil, je partais avec une autre fille du village. Souvent, c’était Pahana. Elle avait passé dix-huit ans et n’était pas encore mariée. C’était la fille la plus laide du village, mais je l’aimais bien. Chaque jour, nous marchions plus de trois heures vers le sud jusqu’à la route 66. On posait les bijoux par terre sur un tapis de selle et on s’asseyait à côté. Je me souviens qu’on s’installait toujours au même endroit, au creux d’une longue descente, à côté d’un gros rocher rouge. Il avait un peu la forme d’un homme assis. Nous l’appelions « Taka Navoti », l’Homme-Silence. Taka Navoti nous faisait de l’ombre en fin de journée quand le soleil commençait à descendre et il nous protégeait un peu quand le vent chaud se levait. A force d’aller et venir entre le village et le rocher, nous avions fini par tracer une piste dans le désert. Ça nous a souvent évité de nous perdre. À cette époque, les touristes étaient rares, et les quelques voitures qui passaient ne s’arrêtaient presque jamais. Les journées étaient longues et pénibles à cause du soleil et du vent. Pahana et moi, nous faisions passer le temps en jouant au Tuwa avec des cailloux. Quelques fois, on parlait des garçons du village et on se racontait ce qu’on ferait quand on serait mariées. Pahana, elle le voulait vraiment. De toute façon, ni elle ni moi n’avions d’autre choix. Mais moi, je faisais semblant de le vouloir parce que je savais déjà qu’un jour je quitterai la tribu.
Le soir, il nous fallait encore trois heures de marche pour rentrer au village. Il fallait absolument y arriver avant la nuit, ne serait-ce que pour pouvoir manger dans notre famille.

Pahana et moi, je crois que nous avons fait ça presque chaque jour pendant deux années. Et puis un jour, tôt le matin, une voiture qui venait de passer devant nous à toute vitesse s’est arrêtée un peu plus loin, et puis elle a roulé en arrière pour venir s’arrêter près de nous. Deux hommes blancs en sont descendus et ils ont commencé à s’approcher. J’ai tout de suite compris qu’ils avaient bu, et j’ai eu peur. De toute façon, qu’ils aient bu ou pas, on m’avait appris à avoir peur des blancs. J’ai dit à Pahana qu’il fallait qu’on parte en courant dans le désert, tout de suite, loin de la route, que les blancs ne pourraient pas nous suivre. Mais elle ne voulait pas laisser les bijoux, alors on est resté là, figées, tremblantes. Les deux hommes étaient en uniforme, mais ce n’était pas celui des Rangers, ceux qui surveillent la réserve. J’avais déjà vu cet uniforme-là un jour avec ma mère. Elle m’avait dit que c’était des soldats, les fils de ceux qui avaient tué nos pères et qu’il valait mieux ne pas s’en approcher. Le soldat qui conduisait la voiture n’avait presque pas de cheveux ; il était assez petit et un peu gros. Il avait l’air méchant. L’autre soldat avait les cheveux rouges ; il était grand et il était surement très fort. Pendant que le grand soldat regardait les bijoux étalés sur le tapis, le petit tournait autour de moi. Il me disait des choses que je ne comprenais pas, il me bousculait un peu, il m’attrapait par le bras, il approchait sa figure de la mienne. Je commençais à gémir, à crier et à pleurer. J’essayais de me dégager mais je n’y arrivais pas. J’entendais Pahana qui criait pendant que le soldat me serrait de plus en plus fort. Je ne pouvais presque plus bouger. Entre filles, au village, nous avions déjà parlé de ce qu’un homme pouvait faire dans des cas comme celui-là. Le petit homme tenait mes deux mains serrées derrière mon dos ; il avait posé sa bouche sur mon cou et commençait à le sucer et à le mordre quand j’entendis l’autre soldat, le grand, crier quelque chose. Je ne sais pas ce qu’il lui avait dit, mais le petit a arrêté de me mordre. Sans me lâcher, il a tourné la tête et a répondu quelque chose comme « Fous moi la paix ! Achète-toi un bracelet, tape-toi l’autre, mais fous moi la paix ! ».  Le grand avait dû s’approcher par derrière parce que d’un seul coup, j’ai senti que l’autre me lâchait et je suis tombée par terre. Le grand tenait son ami par les épaules et le maintenait à distance en lui parlant sans arrêt tandis que l’autre agitait les bras en essayant de le frapper. Et puis, le méchant soldat a fini par se calmer. Le grand a continué à lui parler longtemps avant de l’emmener jusqu’à leur voiture. Il l’a fait monter dedans, il a fermé la portière et il est revenu vers moi.
 « N’aie pas peur, petite fille et dis à ton amie d’arrêter de pleurer ». Il ne s’approchait pas et il me parlait doucement et lentement, comme s’il croyait que je ne comprenais pas sa langue. « Tu comprends l’anglais ? Oui ? Moi, je m’appelle Borys, Bo si tu veux. Lui, c’est Vine. Il est pas mauvais, Vine, mais tous les deux, on a un peu bu, et lui, il supporte pas. Je suis désolé. Lui aussi, maintenant, il est désolé. Faut pas lui en vouloir. Il va dormir et tout à l’heure, il aura tout oublié. Il ne t’a pas fait mal, j’espère ? » Comme je ne répondais pas, il a insisté « J’espère qu’il ne t’a pas fait mal ? Écoute, il vaudrait mieux que tu ne parles pas de ça dans ta réserve. Ça pourrait nous faire des ennuis. Tu ne veux pas que j’aie des ennuis, pas vrai ? Tiens, prends ça s’il te plait ! » C’était un rouleau de billets verts. Je ne sais pas combien il y en avait. Je me suis dressée, toute raide devant lui. Il était presque deux fois plus grand que moi. Je l’ai regardé dans les yeux, j’ai pris le rouleau, je l’ai jeté dans la poussière devant ses pieds et j’ai dit d’une voix qui tremblait :
« Je n’ai pas tout compris ce que tu m’as dit, Borisbo. Mais je ne veux pas tes dollars. Tu m’as protégée et je te remercie. Mais garde ton argent et va-t’en. Je ne dirai rien au village et Pahana non plus parce que nous aurions trop honte.  Mais tu peux acheter un souvenir hopi. »
Il a choisi deux pendentifs, un Yongosona et un épi de Talasi. Il a demandé : « Combien pour les deux ? ». Je lui ai dit :« Deux fois 1 dollar » Il a sorti deux billets du rouleau et me les a donnés. Ensuite, il m’a tendu le Yongosona en disant « Pour toi, petite grenouille » et le Talasi à Pahana, « Pour toi », et puis il a rejoint l’autre soldat dans leur voiture et ils sont partis vers l’ouest.
C’est comme ça que j’ai rencontré mon mari, Bo. »

A SUIVRE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *