(…) Mais moi, je n’avais pas encore réfléchi à tout ça, je n’avais pas encore assez de recul pour réaliser ces similitudes, je n’en avais pas encore tiré de conclusion de ces points communs. Pour moi, les filles demeuraient un mystère. Alors, une femme…
Mais j’y pense : si vous n’avez connu ni les femmes ni les États-Unis de cette époque, je ne voudrais pas que vous vous en fassiez une fausse idée en généralisant à toute une génération ce que je suis en train de dire de quelques-unes. Il y a eu sûrement, là-bas et à cette époque, des filles qui avaient fait ou qui allaient faire l’amour par sentiment amoureux, mais cet été-là, je n’en ai pas rencontré.
Donc, assis sur mon canapé, j’étais perplexe et longtemps, je suis resté silencieux, à observer le petit pendule osciller, à manger des sandwiches épicés, à boire du vin rouge, fumer des cigarettes blondes. Et puis, avec le temps, le vin, la nourriture, la voix chaude de Nancy, je me suis détendu, j’ai changé de position sur le divan, j’ai quitté le pendule des yeux et j’ai décidé d’accepter les choses telles qu’elles étaient et telles qu’elles se présenteraient. J’ai commencé à répondre à Nancy, à lui faire une ou deux remarques idiotes sur la cuisine, le vin, à lui poser des questions stupides sur sa maison, ses meubles, à faire la conversation. En réalité, je voulais me mettre à son niveau de détachement. Je voulais éviter de la regarder, je voulais lui montrer que j’étais à l’aise parce que tout ça, pour moi, c’était presque de la routine. Mais je n’y arrivai pas et je finis par revenir au pendentif :
— Il est joli, ton bijou, là. Qu’est-ce que c’est ? C’est indien ?
Elle le saisit entre deux doigts et se pencha vers moi pour me le montrer de plus près.
— C’est un Yongosona, une divinité en forme de tortue.
En effet, c’était une tortue : de la taille d’un silver dollar, un ovale de turquoise cloisonné de minces filets d’argent pour la carapace, entouré d’un anneau d’argent dont six petites excroissances pour la tête, la queue et les pattes de l’animal.
— Pour les indiens Hopis, c’est un animal sacré, dit-elle en glissant vers moi sur le canapé. Le Yongosona représente la longévité. Touche-le. C’est un talisman…
J’avançai vers elle une main hésitante. Elle se pencha un peu plus en avant.
— Prends-le ! N’aie pas peur.
Je le pris entre mes doigts et le frottai doucement entre le pouce et l’index. Il était légèrement bombé ; sa surface était tiède, ferme et douce à la fois.
— C’est ça, touche-le. Ça porte bonheur…
Fasciné autant par le bijou que par la voix de Nancy, je continuai à le frotter.
—… bonheur et longévité…
Plus tard dans la nuit, nous avons commencé à nous ouvrir l’un à l’autre. C’est elle qui a commencé. J’avais dû dormir un peu, mais à présent, j’étais éveillé, allongé sur le dos, les yeux grand ouverts. Elle était couchée sur le côté, tournée vers moi. Sa tête reposait sur mon épaule. Ma main gauche caressait distraitement son bras. Nous fumions la même cigarette. De temps en temps, nous en faisions tomber la cendre dans une soucoupe qu’elle avait posée sur mon nombril. Autour de nous, la nuit était chaude et silencieuse. Il y avait longtemps qu’aucune voiture ne passait plus sur la route. Dans le salon, le poste de télévision n’émettait plus qu’une sorte de léger crépitement qu’on aurait presque pu confondre avec celui d’un feu de bois. Par la porte demeurée ouverte, la lueur grisâtre de son écran atténuait la pénombre qui régnait dans la chambre. Nancy a commencé à parler. Elle a parlé longtemps. Je n’avais pas besoin de répondre, quelques grognements d’approbation, de rares et brèves questions, juste de quoi lui montrer que j’écoutais. Elle parlait, parlait, sans me regarder, d’un ton presque toujours neutre, plat, avec des moments de silence, des temps de réflexions muettes. Elle avait commencé comme ça, hésitante :
« … Je suis indienne, tu sais… enfin, à moitié… Ça ne fait rien ?… Ah, c’est vrai, tu es français, alors tu ne sais pas… »
Elle s’était tue quelques instants et puis elle avait repris, d’un ton plus confiant.
« Mon vrai nom, c’est Mansi. C’est un nom indien. Mansi, c’est une plante de la prairie. Les mexicains la nomment la Castilleja. Si tu veux, un jour, je te raconterai la légende de la plante nommée Mansi… Ici, presque tout le monde m’appelle Nancy, mais je ne l’aime pas beaucoup, ce prénom. C’est mon mari qui me l’avait donné quand on s’était mis ensemble. Mansi, il trouvait que ça faisait trop indien, alors il m’a appelée Nancy, parce que c’était pratique, presque pareil, et puis ça faisait plus américain. Ça fait vingt ans qu’on m’appelle comme ça, par ici… »
Tout en l’écoutant, je réfléchissais à ce qu’elle venait de dire. Elle m’avait appris qu’elle était mariée. J’aurais dû m’en douter : une femme de cet âge, toute seule dans cette maison… Il faudrait que je sois prudent. Et puis surtout, elle avait dit « Un jour, si tu veux, je te raconterai la légende de Mansi… » Un jour ? Qu’est-ce que ça voulait dire “un jour“ ? Qu’elle entendait que je reste chez elle longtemps ? Probablement, sinon elle aurait dit « Tout à l’heure, si tu veux, je te raconterai … » ou « Demain, si tu veux,… » Mais « Un jour… », ça ne pouvait vouloir dire que ça : « Un jour, un de ces jours, bientôt, dans un mois, dans un an… » Il faudrait que je sois très prudent.
— Ce soir, j’ai envie que tu m’appelles Mansi, dit-elle en levant vers moi son visage.
Je chuchotai : « Mansi… c’est joli. Mansi, Mansi, Mansi… » Elle resta longtemps silencieuse. Peut-être appréciait-elle la musique de son nom.
Je croyais qu’elle s’était endormie, quand d’un coup, elle se recroquevilla en chien de fusil et recommença à parler. A présent, sa tête était posée là où quelques instants plus tôt se trouvait le cendrier qu’elle avait écarté pour le poser à côté du lit et, tandis qu’elle entrait dans le récit de sa vie, sa voix résonnait dans mon ventre.
A SUIVRE