Go West ! (66)

(…)Il est encore moins fréquent que les auteurs développent  »in corpore textus » des considérations sur ce qu’ils auraient pu ou voulu écrire mais n’ont pas fait, par choix ou par incapacité. C’est là le travail des thésards et des critiques, pas celui des écrivains. Bien que depuis peu, je m’honore, sans vergogne ni fausse modestie, de faire partie de la caste des écrivants, avec en ligne de mire subliminale le statut, supérieur et au mieux posthume, d’écrivain, je vais quand même me permettre de transgresser cette règle.

Nous en étions donc au point où, après m’être roulé voluptueusement dans une baignoire avec une femme entreprenante, je me trouvais, vêtu seulement d’un peignoir trop grand, assis jambes croisées sur un divan en train d’observer le mouvement fascinant d’un délicat petit pendule de turquoise et d’argent qui oscillait entre deux jolis seins, tandis qu’on me tendait des plats exotiques et épicés.

A ce point du récit, littérairement parlant, il eut été parfaitement logique de faire suivre ce calme après la tempête d’une description plus précise de ce qui venait de se passer dans la salle de bains et, pourquoi pas, sur la lancée, de ce qui allait suivre dans cette maison durant les jours à venir. Cela, j’ai réellement voulu le faire ; j’ai voulu décrire, sans forfanterie ni pudeur, délicatement mais explicitement, chacune de ces minutes intenses, de ces heures paresseuses, de ces vagues journées ; trois nuits, trois jours, sans jamais sortir, sans voir jamais la lumière du jour, dans la lueur vacillante des bougies, la fumée des cigarettes et des encensoirs, bercé par le son de la télévision, enfiévré par les senteurs du vin et des corps, par le goût des épices et de la sueur, sans notion du temps, sans mémoire du passé ni souci du futur, habité du seul présent. J’en ai noirci des pages, j’en ai osé des métaphores, usé des euphémismes. J’en ai essayé des styles et des points de vue, j’en ai imaginé des comparaisons fumeuses, des hyperboles inattendues, des paraboles audacieuses. J’ai même abusé des superlatifs et des diminutifs, des phrases toutes faites, des citations, des révélations, des interpellations, des clins d’œil et des clichés. J’ai tout essayé.
J’ai tout essayé, mais ça n’a pas marché. Rien de ce que j’écrivais ne me satisfaisait ; à mes yeux, aucune phrase ne rendait ce que j’avais vécu et mes trois jours demeuraient indescriptibles. Il m’aurait fallu d’autres moyens littéraires, des moyens que je n’ai pas, ou peut-être moins de barrières, celles qu’imposent le surmoi, la morale, la bienséance, et surtout, surtout, le sens du ridicule.

Bien sûr, j’arriverais sans doute à décrire l’état d’esprit qui était le mien pendant ce calme repas : c’était l’embarras, la perplexité. Les évènements qui l’avaient précédé, cette relation intense avec une femme qu’une heure plus tôt je ne connaissais pas, son impétuosité, sa gaité, le lieu dans lequel elle s’était déroulée, m’avaient laissé pantois. Tandis que Nancy me parlait de cuisine sans que j’en écoute un mot, je réfléchissais tant bien que mal à ce qui venait de se passer sans parvenir à le définir. Par exemple, je ne me souvenais pas d’avoir prononcé une seule parole entre le moment où Nancy était entrée dans la baignoire et celui où nous en étions sortis. Quant à Nancy, j’en étais certain, elle n’avait pas dit un mot. Nous nous étions mélangés sans paroles ni tendresse, mais dans une sorte de calme naturel, confiant, déterminé et, somme toute, plutôt gai. Tout cela était à mille lieues des approches hésitantes, prudentes, souvent habillées d’un romantisme affecté, que je pratiquais quand les choses pouvaient devenir sérieuses avec une “gentille“ potentielle. Comme elle le ferait souvent par la suite et, à bien y réfléchir, comme toutes celles que j’avais rencontrées depuis le début de ce voyage, Nancy avait pris toutes les initiatives. Et à présent, elle était assise, certes à demi nue, mais aussi impassible que si nous n’avions fait que prendre une tasse de thé.  Ce qui ressortait de mes réflexions, c’était que ces actes sexuels, refusés à la fille de Columbus, manqués avec celle d’Oak Creek Canyon, et partagés avec l’hôtesse de l’air et avec Nancy étaient d’une toute autre nature que ceux que la littérature m’avait fait imaginer et que j’avais tenté de pratiquer jusque-là. Selon ma culture d’adolescent tardif européen, l’amour ne pouvait se faire qu’avec amour, justement, et après que soit né chez l’un et chez l’autre une attirance intellectuelle en même temps que physique, le début d’un sentiment amoureux ou imaginé comme tel. Les usages voulaient que la naissance de ce sentiment s’accompagne d’un processus assez précis permettant éventuellement de mener jusqu’à l’accomplissement de l’acte sexuel. Dans un autre siècle, on aurait dit qu’il fallait faire sa cour ou, pour les filles, la subir avec, d’une part comme de l’autre, sincérité ou hypocrisie, maladresse ou virtuosité. A l’époque de ce récit, si on ne disait plus faire sa cour, on y était encore plus ou moins contraint. Le processus pouvait différer selon la classe d’âge, le groupe social et même selon la saison. L’été par exemple était propice au raccourcissement des délais de décence. Mais déroger à ces règles occultes était rare, imprudent et en tout cas dommageable à la réputation de la partie féminine du couple. Bien sûr, nous autres, les garçons, nous qui étions de l’autre côté de la barrière, tout en admettant les bons usages et en les pratiquant, nous rêvions de bousculer le processus. Il arrivait même nous y parvenions. Mais nous n’y voyions pas de contradiction puisque nous ne nous adressions pas aux mêmes personnes : d’un côté, nos voisines de lycée, de quartier, de vacances, et de l’autre, les « gentilles » de toutes origines.

Je ne peux pas assurer que les filles que j’avais rencontrées durant ce voyage étaient représentatives de leur génération, mais en tout cas, elles semblaient toutes savoir ce qu’elles voulaient, que ce soit flirter à l’arrière d’une voiture dans un cinéma Drive-in, faire l’amour sur la couchette d’un Super Constellation, dans un motel crasseux du Tennessee, au creux d’un canyon d’Arizona ou dans la baignoire d’une maison de faubourg en Californie. Elles savaient ce qu’elles voulaient, ces filles, et ça ne les gênait pas de le faire savoir.  Pour elles, jouer au Basket, flirter ou faire l’amour étaient des actes désirés, décidés, pratiqués sans gêne ni hypocrisie, une sorte distraction, une expérience, un sport…
Mais moi, je n’avais pas encore réfléchi à tout ça, je n’avais pas encore assez de recul pour réaliser ces similitudes, je n’en avais pas encore tiré de conclusion de ces points communs. Pour moi, les filles demeuraient un mystère. Alors, une femme…

Mais j’y pense : si vous n’avez connu ni les femmes ni les États-Unis de cette époque, je ne voudrais pas que vous vous en fassiez une fausse idée en généralisant à toute une génération ce que je suis en train de dire de quelques unes. Il y a eu sûrement, là-bas et à cette époque, des filles qui avaient fait ou qui allaient faire l’amour par sentiment amoureux, mais cet été-là, je n’en ai pas rencontré.

A SUIVRE 

Une réflexion sur « Go West ! (66) »

  1. Dommage que ces romances américaines, en fait toute cette aventure américaine depuis son début et le décollage du Super Constellation à Paris, ne soit pas publiées en bande dessinée, pour adultes et sans pudeurs.

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