(…) Et pourtant, c’est la vérité : à cet instant, je ne vois rien venir d’autre qu’un repas, quelques heures de sommeil et, au mieux, demain, un ride de quelques miles en direction de Las Vegas. Rendez-vous compte de mon état, aussi ! Je suis épuisé, assoiffé, affamé, blessé, crasseux, démoralisé et je ne vois dans Nancy que la délicatesse de ses soins et la presque promesse d’un gite et d’un couvert. En cet instant, Nancy n’est pas une femme ; c’est ma grande sœur, c’est ma mère. Alors, je l’écoute, confiant, rassuré.
Je l’ai écoutée, Nancy, j’ai fait tout ce qu’elle m’a dit et vingt minutes plus tard, j’étais allongé dans une baignoire pleine d’une eau mousseuse et chaude à souhait. Ma nuque était posée sur une serviette roulée et j’avais les yeux à demi fermés. Sur un panier à linge que Nancy avait tiré près de moi, ma main bandée frôlait un verre de vin. Par-dessus le son étouffé de la télévision, j’entendais le gargouillis du petit filet d’eau brulante qui coulait en continu du robinet entrouvert. Je sentais son courant plus chaud circuler autour de ma taille et de mes cuisses. Mon crâne transpirait abondamment et, par à-coups, des gouttes de sueur coulaient délicieusement entre mes cheveux jusque sur mon front, pour rouler le long des ailes de mon nez, sur mes lèvres, puis dans mon cou jusqu’à se diluer dans la mousse du bain.
En sortant, Nancy m’avait annoncé qu’elle allait en ville chercher de quoi diner, qu’elle ne serait pas longue. Je ne devais pas bouger de mon bain ni surtout répondre au téléphone. J’ai bu le verre de vin, je n’ai plus bougé, le téléphone n’a pas sonné et je me suis endormi.
Quand je me suis réveillé, quelqu’un passait sa main dans mes cheveux. J’ai ouvert les yeux. Nancy était légèrement penchée sur la baignoire. Elle tenait un verre de vin dans sa main droite et une cigarette entre ses lèvres. Elle me regardait. Surpris, j’eus d’abord cette réaction stupide de me redresser dans la baignoire et de croiser les mains sur mon entrejambe. Nancy sourit sans rien dire et retira sa main.
— J’ai dormi longtemps ? demandai-je bêtement.
— Tu as mouillé ton pansement, observa-t-elle. Il va falloir le changer.
À ces mots, je sortis brusquement de l’eau ma main bandée et tint le bras en l’air pour que le pansement s’égoutte. En même temps, je me disais que c’était idiot, que jamais le pansement ne pourrait sécher de cette manière. C’était ridicule, la situation était ridicule, j’étais ridicule, nu dans cette baignoire, une main brandie en l’air, l’autre plaquée sur mon sexe, devant cette femme toute habillée qui me regardait en fumant et dont le sourire était en train de tourner au rire. À cette époque, je n’avais pas encore deviné que, chez les femmes, le rire n’est pas forcément assassin ni méprisant, ni même moqueur. Comme vous sans doute, je sais aujourd’hui qu’il peut-être un signe d’attendrissement, de complicité et même, parfois, de consentement. Mais j’étais encore loin de l’avoir compris et mon ego me disait qu’il fallait absolument éviter que Nancy ne s’esclaffe. Alors, une fois de plus, en quelques fractions de secondes, je rassemblai quelques clichés cinématographiques pour me fabriquer une attitude, et donc un personnage qui puisse coller à la situation. Je replongeai ma main bandée dans l’eau, je me renfonçai voluptueusement dans la baignoire et, sans l’ombre d’un sourire, d’un air profond, je lui dis :
— Tu veux venir ?
Et c’est à ce moment qu’elle a éclaté de rire. Elle a éclaté de rire et elle est sortie sans un mot de la salle de bain.
C’est foutu, ça y est ! Elle a ri et c’est foutu. Je me suis complètement trompé sur son compte et maintenant elle se moque de moi. Ah, le cliché ! La femme mûre et le jeune autostoppeur ! Et puis ce numéro à la James Dean ! Tu parles d’une réussite ! C’est foutu ! Peut-être qu’elle ne va pas me virer tout de suite, peut-être que je pourrai manger et dormir un peu, mais pour le reste, c’est sûr que c’est foutu ! Quel con ! Non mais, quel con !
Et c’est ainsi que je m’injuriais, me traitant de tous les noms, imbécile, crétin, prétentieux, connard ! Je frappais la surface de l’eau du plat de la main, je m’immergeais complètement, la tête sous l’eau jusqu’à ne plus pouvoir tenir.
C’est à la seconde immersion, au moment où je n’en pouvais plus de retenir ma respiration, au moment où je voulais refaire surface que je sentis qu’on m’en empêchait, qu’une main posée à plat sur mon front maintenait ma tête sous l’eau. Je poussai plus fort des pieds sur l’autre extrémité de la baignoire, mais la main poussait plus fort aussi. J’agitais les jambes et les bras, je tentais sans succès de saisir la main qui voulait me noyer. J’allais céder à la panique quand la pression cessa brusquement. Je remontai à la surface en toussant. Nancy venait d’entrer dans la baignoire. Elle riait, nue, à genoux dans l’eau. Un instant plus tard, elle cessait de rire, se penchait en avant, s’allongeait sur moi et commençait à me mordre le cou tandis qu’un ressac de vagues mousseuses passait par-dessus bord et claquait sur le carrelage.
Plus tard, Nancy m’a lancé un épais peignoir de bain. Je me souviens qu’il était jaune marqué dans le dos du logo du Statler Hilton de Los Angeles. Comme il était trop grand pour moi, instinctivement, je l’ai serré fort à la ceinture avant de m’asseoir de biais sur le canapé. De son côté, Nancy avait enfilé un slip blanc et une chemise de madras à carreaux rouges et blancs. Elle est allée chercher une nouvelle bouteille de vin d’Italie et cinq ou six boites en cartons qu’elle avait laissées devant la porte d’entrée. J’ai débouché la bouteille et elle a disposé les cartons marqués Jenny’s sur la table basse. Puis elle s’est assise sur le canapé dans la position du lotus, s’est penchée en avant et a commencé à déballer tout une variété de sandwiches mexicains. Elle avait laissé sa chemise ouverte, et pendant qu’elle m’expliquait de quoi était faite toute cette nourriture et comment elle était préparée, j’observais son pendentif indien se décoller de sa peau bronzée pour venir se balancer entre ses seins.
D’une manière générale, il n’est pas d’usage chez les écrivains d’exposer leurs méthodes, leurs raisons d’avoir écrit ceci plutôt que cela, leurs hésitations, leurs états d’âme, leurs difficultés à traiter certains sujets, leurs choix moraux, éthiques ou esthétiques. Les rares qui se livrent à cet exercice le font dans le cadre d’interviews agiographiques ou d’autobiographies farcies d’autosatisfaction. Pour les autres, leur conception du travail de création et leur conscience professionnelle font qu’ils considèrent que leur œuvre achevée, récit ou roman, réalité ou fiction, est inéluctablement le produit fini issu de leurs méthodes, hésitations et états d’âme, et qu’en aucun cas ces éléments, qui sont les ficelles de l’écriture, ne doivent être révélées explicitement au lecteur. C’est à ce dernier de les deviner si ça lui chante. Il est encore moins fréquent que les auteurs développent in corpore textus des considérations sur ce qu’ils auraient pu ou voulu écrire mais n’ont pas écrit, par choix ou par incapacité. C’est là le travail des thésards et des critiques, pas celui des écrivains. Bien que depuis peu, je m’honore, sans vergogne ni fausse modestie, de faire partie de la caste des écrivants, avec en ligne de mire subliminale le statut, supérieur mais au mieux posthume, d’écrivain, je vais quand même me permettre de transgresser cette règle.
A SUIVRE