Au théâtre, il faut transposer

Je commencerai ma conférence d’aujourd’hui avec une citation extraite des dialogues de  »Entrée des artistes » (1938 – Réalisation de Marc Allegret – Dialogues d’Henri Jeanson)
Dans ce beau film consacré à l’art du théâtre et à son enseignement, à une élève comédienne qui proteste parce qu’elle trouve mauvaise la pièce qu’on lui fait répéter, Louis Jouvet, le professeur, répond ceci : 

« (…) Interpréter une mauvaise scène est un excellent exercice. Cette pièce est écrite par un fabricant d’accessoires de cotillon. Joue-la dans le style, joue trompe-l’œil. D’ailleurs, au théâtre, il faut transposer. Le naturel doit être un naturel de théâtre. N’oublie pas qu’il y a une rampe, un souffleur, des herses et du public.
Il faut que le personnage que tu incarnes sente le théâtre, la toile peinte et le fard. Le spectateur paye pour avoir l’illusion qu’il est au théâtre. Si tu lui enlèves cette illusion, tu commets une erreur.(…) »

Voilà, avec ce « au théâtre, il faut transposer », Henri Jeanson a tout dit, en tout cas beaucoup, sur le théâtre. C’est Jeanson qui écrit, mais c’est Jouvet qui dicte, car c’était l’une des idées de base du maître sur la conception du théâtre. 

Je ne suis pas tendre avec le théâtre, et les lecteurs du JdC qui connaissent mes « Critiques aisées » le savent bien. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, je l’aime, le théâtre ; j’aime autant Feydeau que Shakespeare, Albee que Racine, Tennessee Williams que Marivaux, Giraudoux que… etc, etc…. Et c’est parce que je l’aime que je suis exigeant et souvent désespéré de voir combien il est si souvent maltraité (en même temps que le spectateur, d’ailleurs, et même encore plus souvent, mais ce n’est pas le sujet). 

Ce qui m’énerve aujourd’hui, c’est cette volonté des metteurs en scène de vouloir que leur comédiens jouent « naturel ». Parler bas, bredouiller, ne pas articuler, murmurer, tourner le dos à la scène, parler en même temps que le partenaire, c’est vrai que c’est naturel, et dans la vraie vie, c’est bien comme ça que ça se passe. Mais dans la vraie vie, comme aurait dit Jouvet, il n’y a pas de rampe, pas de décor en contreplaqué, pas de public… Il n’y a pas cinq cents personnes, mal assises, qui tentent de voir par dessus ou entre les deux têtes des spectateurs de la rangée de devant et, par dessus les toux catarrheuses, d’entendre des comédiens à qui l’on a demandé de jouer comme s’ils étaient à moins d’un mètre d’une caméra et d’un micro-perche tendu au-dessus de leur tête : « Soit naturel, coco, ne déclame surtout pas, le texte, c’est pas si important, coco, on s’en fout un peu même, l’essentiel c’est l’émotion que tu feras passer par tes expressions, ta gestuelle…sois toi-même, coco, sois naturel ! »
Le naturalisme ? Le théâtre, ce n’est pas fait pour ça. Le théâtre doit forcer le trait, exagérer, souligner… Prenez Shakespeare, par exemple, tenez : Hamlet ! Naturel, Hamlet ? Ce type qui tient un vieux crâne dans sa main et qui se parle à lui-même pendant cinq vraies minutes d’horloge de manière à ce que mille personnes puisse l’entendre, c’est naturel ça ? Allons donc ! Prenez Cyrano, le vrai, celui de Rostand, Cyrano de Bergerac, ce vieil homme fatigué qui vient de se prendre une buche sur la tête et qui meurt en dix minutes et cent alexandrins, c’est naturel ça ? Fichtre non ! Et ces interminables et étincelants monologues de Sacha Guitry, et ces fines ambiguïtés des dialogues de Giraudoux, et ces rugissements alcoolisés de Tennesse Williams, ces absurdités logiques de Beckett, c’est naturel ? Et il faudrait les jouer comme si on demandait où se trouve le rayon des lessives dans un super-marché ? Non, bien sûr. Il faut les crier, mais par respect pour l’auteur, il faudra que l’on comprenne chaque mot gueulé, il faut les soupirer, mais par respect pour le public, il faudra que l’on entende chaque parole murmurée.

Il est bien possible que le mal vienne de ce que, au cours des cinq ou six de ces dernières décades prodigieuses, le cinéma a nettement pris le pas sur le théâtre, tant pour les comédiens que pour les spectateurs, et  a imposé peu à peu ses façons de faire et de jouer. Façons de faire : changements de décors multiples, plus récemment musique de scène,  fond sonore, inclusion de videos. Façons de jouer : murmures, scènes intimistes, prises en gros plan. (Nous verrons, un autre jour peut-être, que la télévision est en train de faire au cinéma ce que le cinéma a fait au théâtre, mais ça non plus ce n’est pas le sujet.) 

Mais le théâtre n’est pas le cinéma. Au théâtre, à part au Lucernaire et au Théâtre de Poche, je ne peux pas voir les subtilités faciales du comédien ni la discrète larme qui nait au coin de l’oeil de la comédienne et, s’ils se mettent à murmurer, je perds le fil. Au théâtre, les prouesses techniques des décorateurs pour déplacer la scène d’un quai de gare à une salon bourgeois ou à un bloc opératoire ne sont que de la poudre aux yeux. Le premier auteur venu vous dira qu’une pièce de théâtre ne s’écrit pas plus comme un roman qu’un scénario de cinéma ne s’écrit comme une pièce de théâtre. Au théâtre, ce qui compte, c’est le texte, un texte écrit par le dramaturge pour être joué selon les conventions du théâtre.Et c’est à mon avis pourquoi la transposition d’un film en pièce de théâtre (je ne parle pas du théâtre filmé) tourne souvent, sinon à la catastrophe, du moins à la médiocrité.
J’ai deux exemples en tête de ces quasi-échecs (opinion toute personnelle, donc peu partagée, comme d’habitude, car ces spectacles ont été des succès publics). Il s’agit de « La Garçonnière » et de « Le Cercle des poètes disparus ». Deux films, deux grands acteurs, deux chefs d’oeuvre du cinema américain. Deux adaptations au théâtre, deux ratages. Les comédiens y sont pour quelque chose, bien sûr. Atteindre la subtilité de Jack Lemmon ou la puissance de Robin Williams, peu de comédiens français en seraient capables. Mais la vraie raison n’est pas là. En suivant pas à pas le découpage du film, les transpositions dont je parle n’ont pas respecté les conventions du théâtre. Moi qui critique si aisément, bien sûr que je ne sais pas comment il aurait fallu faire (en fait, c’est ne pas faire qu’il aurait fallu). Mais le résultat est que pour la Garçonnière, on perd toute la gentillesse mêlée de veulerie du personnage de Lemmon, et pour le Cercle, on n’arrive pas à distinguer les personnalités de tous ces garçons les unes des autres. Sans parler de ce que les scènes majeures, dont la préparation des spaghettis par Jack Lemmon pour Shirley McLaine et la façon dont Robin Williams mène le jeune introverti (Ethan Hawke) à s’extérioriser, sont, au théâtre, sans relief ni saveur. 

Au théâtre, une pièce n’a que trois murs, le quatrième, c’est la salle.
Au théâtre, on ne parle pas comme dans la vraie vie, on ne tient pas une conversation, on dit un dialogue (ou un monologue).
Au théâtre on fait semblant, mais de manière que tout le monde sache que l’on fait semblant. 

Laissez-moi terminer avec cette citation de Paul Claudel : 

« Le théâtre, vous ne savez pas ce que c’est. Il y a la scène et la salle. Tout est enclos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées,  les uns derrière les autres, regardant. Ils regardent le rideau de la scène et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai. Je la regarde et la salle n’est rien que de la chaire vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches jusqu’au plafond. Et je vois ces centaines de visages blancs. L’homme s’ennuie et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux et il pleure et il rit et il n’a point envie de s’en aller.« 

Vous voyez bien que le théâtre,  ça n’a rien de naturel.

 

4 réflexions sur « Au théâtre, il faut transposer »

  1. L’acteur touché par la grâce: Jean-Louis Barrault. (Il y en a d’autres heureusement).

  2. Ouragan sur le Caine, roman puis film puis pièce de théâtre. Une réussite rare car triple. J’ai lu ou vu les trois. Au Théâtre en rond, c’était la troupe de Jean Mercure, avec Mercure dans le rôle du Capitaine Quigg (ou Quaig ?). La réussite de la pièce peut s’expliquer aussi par le fait qu’elle a été limitée à la partie « procès en cour martiale », et qu’au cours d’un procès, peu d’intervenants parlent d’une manière naturelle mais plutôt selon les conventions d’un tribunal. Mais de toute façon, toute règle a ses exceptions et le Caine en est une, de même que 12 hommes en colère.

  3. Zut, une manœuvre maladroite m’a fait effacer de ma tablette mon commentaire génial écrit plus tôt. Sa retranscription de mémoire ne sera pas bonne. Je tente quand même:
    Aujourd’hui c’est cocktail, comme dans la chanson, un texte magistrale sur le théâtre aidé en cela par Henri Janson et Paul Claudel, rien moins. J’ai simplement deux commentaires spontanés à faire. Il existe, au moins deux, transpositions réussies du théâtre au film. La premiere est « Ouragan sur le Caine ». C’est à l’origine un roman écrit par Herman Wouk et facilement tourné en film réussi peu après (avec Humphrey Bogart dans le rôle principal). Mais Wouk voulait en faire une pièce de théâtre et il s’est rendu compte qu’il ne pouvait conserver pour le théâtre que la seconde partie du roman et du film, le procès. Cette pièce traduite en français eut un succès retentissant jouée au Théâtre en Rond à Paris, une salle pour le public non pas face à la scène sur un côté mais sur tous les côtés avec une concentration sur le jeu des acteurs qui n’étaient plus sur un bateau de guerre, mais dans une salle de
    théâtre montée en salle de tribunal. Le deuxième exemple est « Douze hommes en colère », au départ un film TV, puis un film remarquable avec une brochette de 12 acteurs formidables (dont Henry Fonda dans le rôle principal) enfermés en huis clos pour décider d’un verdict à l’unanimité, en plus dans une atmosphère orageuse. Dans ce cas là transposition du film au théâtre était facile car le film était une pièce de théâtre filmée. Mon deuxième commentaire est ce vers bien connu de William Shakespeare « The world’s a stage ». Il est issu d’un monologue comme pour Hamlet, dans lequel l’acteur voit dans les scènes de la vie réelle une transposition du théâtre. Pour moi, ces transposition ou illusions au théâtre fonctionnent car elles interpellent essentiellement le regard et l’ouïe. Le mime, en effet, en est un parfait exemple.

  4. Le théâtre comme le mime est artificiel. Les deux arts ont leurs conventions. Elles ne sont pas fondamentalement éloignées l’une de l’autre. Quand le mime ouvre une porte, cueille une fleur ou mange une pomme, il n’y a ni porte ni fleur ni pomme. Et son art ne consiste pas à faire en sorte que le spectateur croit qu’il le voit ouvrir une porte, ce que jamais il ne fera, mais qu’il se dise « Comme ce mime fait bien semblant d’ouvrir une porte ! »
    S’il se contentait d’exécuter exactement, de façon naturelle et réaliste, les gestes que vous et moi faisons pour ouvrir une porte, les spectateurs ne comprendraient pas le spectacle car il n’y a pas de porte.
    Ainsi en est-il du théâtre.

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