Go West ! (64)

(…)
— Écoute, tu as l’air mort de fatigue, tu es sale, tes vêtements sont couverts de poussière… on dirait un clochard. Personne ne te prendra jamais en stop dans cet état, et puis, tu te feras vite arrêter par les flics, même s’ils ne te recherchent pas particulièrement.

— Je sais, mais qu’est-ce que je peux y faire ?
Je lui ai dit ça dans un soupir en prenant mon air d’épagneul. Si elle pouvait m’abriter un peu, juste pour cette nuit par exemple…
Sans prendre le temps de réfléchir ni même faire semblant, comme si elle avait pris sa décision depuis longtemps, et tout en commençant à bander ma main, elle dit :
— Bon, écoute, Jay…

J’ai dit tout à l’heure que mes trois jours à Barstow étaient les plus étranges que j’ai jamais passés de toute ma vie. Mais, à la réflexion, « étranges » n’est peut-être pas le mot qui convient. Alors, comment qualifier ces trois jours ? De bizarres, d’insolites, d’extraordinaires, d’intenses, d’inhabituels ?
Inhabituels ? Certainement, parce qu’à l’époque, je n’avais jamais rien vécu de tel et que rien de tel ni même d’approchant ne m’est jamais arrivé depuis. Jours extraordinaires ? Dans le sens littéral, oui, hors de l’ordinaire, bien sûr, mais extravagants aussi, et surprenants, pas mal. Insolites ? Forcément, comme certaines découvertes peuvent l’être. Bizarres ? Je l’avoue, quelques fois. Encore aujourd’hui, il m’est impossible de qualifier ces jours d’un seul mot. Alors finalement, si « étrange » recouvre les mots que je viens de citer et si, à l’étrangeté, on ajoute une touche de joie et une nuance de plénitude, alors oui, les trois jours de Barstow ont été étranges.
Pour mieux comprendre ma surprise, il faut se rappeler qu’en cet été 62, je n’avais pas encore vingt ans et que mon expérience des femmes était très limitée. Il ne serait même pas exagéré de dire qu’elle était inexistante car, en fait de femme, je n’avais connu que des filles, des jeunes-filles comme disaient nos parents. Quelques jeunes filles, oui, mais de femmes, point.
Des filles, oui, mais peu nombreuses. Pourtant, j’habitais Paris, j’étais étudiant, ma vie était facile, mes parents indulgents et mon argent de poche raisonnable. J’avais du temps, une voiture à disposition et des copains dragueurs. Mais malgré ces conditions favorables, presque idéales, le nombre de mes conquêtes était resté très limité. Limité, c’est l’idée que je m’en fais quand je regarde vivre les dernières générations. Avec ceux de mes contemporains, les plus lucides et les plus sincères, qui partagent cette appréciation, je me dis que les temps étaient différents et les mœurs encore davantage. L’absence de mixité dans la plupart des établissements scolaires était pour beaucoup dans cette pénurie, et aussi l’autorité encore grande des parents sur leurs enfants. Si la plupart des garçons étaient en « chasse » permanente, il n’en était pas de même pour les filles. Dans beaucoup de milieux, leur adhésion ou leur soumission à la morale des parents et leur crainte de la maternité les faisaient réfléchir à deux fois, et même davantage, avant de céder aux désirs des garçons. Ces conditions temporelles, bien aidées chez moi par une timidité embarrassante, avaient constitué sinon un obstacle, du moins un frein à la multiplication de mes expériences amoureuses, ou sexuelles ou les deux à la fois. Je ne voudrais pas parler pour mes camarades de cette époque, mais je crois bien que, malgré certaines forfanteries qui ne trompaient pas grand monde, ils étaient nombreux à être dans la même situation. Heureusement, il y avait les filles qui tombaient amoureuses et aussi les « gentilles », celles qui voulaient bien, ou qui voulaient, tout simplement. Le bataillon, pour ne pas dire le corps, des « gentilles » était surtout constitué d’étrangères, les jeunes filles au pair, les étudiantes, les touristes, souvent plus libérées et, par définition, hors de l’influence immédiate de la famille. C’est ainsi que l’Europe du Nord et l’Amérique ont contribué à l’épanouissement de ma génération, coincée entre la fin de la Deuxième Guerre Mondiale et le début des années 68.

Raconter mes premières aventures, être plus précis sur les « gentilles » serait inélégant mais surtout hors du cadre de mon fidèle récit de cet été 62. Peut-être le ferai-je un jour, mais plutôt dans le cadre d’un roman, une pure fiction dans laquelle il ne sera possible au lecteur de reconnaître ni le narrateur ni ses victimes. Mais pour le moment, vous ne saurez rien de plus sur mes premières amours.
Pour revenir à ces « gentilles » et pour le cas improbable où l’une d’entre elles viendrait à lire ces lignes, je saisis cette occasion pour lui faire part, à elle et ses consœurs, de ma reconnaissance et de mes excuses. Des excuses, oui, car me reviennent parfois en mémoire certains comportements imbéciles d’enfant gâté, de maladroit ou de goujat dont le souvenir me perturbe encore aujourd’hui. De la reconnaissance aussi, pour leur patience et leur tolérance vis à vis de ces enfantillages. Mais, on le sait, on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans, ou plus.
J’aurais pu vous éviter cette longue digression en affirmant simplement ceci : à dix-neuf ans, en matière de femmes, je n’y connaissais rien. Mais, si j’avais fait cela, est-ce que vous m’auriez cru ?

— Bon, écoute, Jay…
Ça y est, ça marche. Ça va marcher. Elle va m’offrir quelque chose à manger, elle va me garder chez elle pour la nuit, je vais pouvoir prendre une douche, dormir et puis demain, si elle est vraiment gentille, elle me conduira hors de la ville sur l’autoroute de Las Vegas… Au moment où je me dis tout ça, et là, vous devez me croire, pas un instant ne me vient à l’esprit que Nancy est une femme encore jeune, belle, désirable, qu’elle m’accueille chez elle, moi, un inconnu tout juste sorti de l’adolescence, qu’apparemment elle vit seule, que la nuit est tombée, et que les choses pourraient bien tourner autrement qu’en cette évocation de Florence Nightingale soignant un étranger en détresse. Mais non, bien sûr, vous ne me croyez pas, vous pensez que si j’affecte la surprise devant ce qui ne va pas manquer de se passer, c’est pour obtenir un effet littéraire. Et pourtant, c’est la vérité : à cet instant, je ne vois rien venir d’autre qu’un repas, quelques heures de sommeil et, au mieux, demain, un ride de quelques miles en direction de Las Vegas. Rendez-vous compte de mon état, aussi ! Je suis épuisé, assoiffé, affamé, blessé, crasseux, démoralisé et je ne vois dans Nancy que la délicatesse de ses soins et la presque promesse d’un gite et d’un couvert. En cet instant, Nancy n’est pas une femme ; c’est ma grande sœur, c’est ma mère. Alors, je l’écoute, confiant, rassuré.

A SUIVRE

3 réflexions sur « Go West ! (64) »

  1. Ce commentaire n’a bien sûr tien à voir avec l’article auquel il est attaché, mais je suis tellement heureux de vous communiquer l’information qui suit.

    Jeudi dernier, vous vous en souvenez certainement, j’ai publié un article dénonçant la fermeture des tennis du Luxembourg en même temps que l’apathie de la Questure relative au renouvellement de leur concession.
    Eh bien, il faut croire que le JdC est lu en haut lieu : la consultation est relancée et les dossiers doivent être déposés avant le 10/02/2025 à 11 heures. La valeur estimée de la concession pour 3 ans est de 720.000€.
    Vous pouvez consulter le dossier de consultation en ligne à cette adresse.
    https://www.marches-publics.gouv.fr
    Ça marche, je l’ai fait ! Mais je trouve ça un peu cher, d’autant plus que je n’ai pas joué au tennis depuis trente ans, peut-être plus !

  2. Ma lecture du JDC a pris du retard ce matin pour des raisons louables et dès que j’ai pu me plonger dans la lecture de ce chapitre de Go West et bien que j’attende la fin de ce roman autofictif pour rédiger un commentaire digne d’un critique littéraire (bof! un art du verbe qui m’échappe), cette lecture m’a immédiatement remis en mémoire « Le blé en herbe », le fameux roman de Colette dont le principal héros se nomme Phil – tiens tiens – et nous conte justement la découverte des premiers émois amoureux de ce jeune homme avec une femme mature. Pour nous autres octogénaires qui avons lu ce roman quand nous avions l’âge de Phil et avons connu les mêmes expériences alors, eh bien la lecture de ce matin est une récompense, un bienfait mémoriel, car j’ai aucune envie maintenant d’ouvrir l’autre journal reçu ce matin avec son lot d’informations toujours plus lassantes, commentées par des journalistes et essayistes en tous genres toujours plus déprimants.

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