(…) Sitôt le bitume quitté, le pick-up se mit à tanguer et à rouler. L’enfer s’était déchaîné : à l’arrière, quelque chose de lourd et de métallique se mit à cogner sur le plancher et sur les bords du plateau ; dans les passages de roue et sous la carrosserie, des milliers de cailloux venaient mitrailler la tôle tandis qu’une tempête de sable s’installait à l’intérieur de la cabine. Vers l’avant, la voiture poussait la lueur de ses phares de part et d’autre de doubles traces zig-zaguantes qui se chevauchaient, se coupaient et se recoupaient les unes les autres avant de disparaitre sous la voiture. J’étais aux anges. J’étais même tellement heureux que je poussai un long cri de cow-boy : Yahooo !
Surexcité, je braquai légèrement sur la gauche pour quitter la piste dans un long virage. Sous moi, il n’y avait plus de traces mais un immense terrain vierge, fait de cailloux, de sable et de petites plantes desséchées, un espace où l’homme n’avait probablement jamais mis une roue. Tout à coup, sur toute la largeur de mon champ de vision, apparurent comme de larges marges irrégulières et incurvées. Elles descendaient vers une partie plus plate et plus large encombrée de cailloux et de petits rochers. En un éclair, je devinai que je fonçais vers un arroyo à sec, un de ces torrents du désert qui se forment en quelques instants à l’occasion d’un orage et se creusent un lit dans le sable pour y disparaitre en quelques jours. De l’autre côté de l’arroyo, une petite falaise abrupte de moins d’un mètre de hauteur en limitait le lit. J’allais beaucoup trop vite pour pouvoir m’arrêter avant les marches et je réalisai que j’allais traverser le lit du torrent et percuter la berge d’en face. A cette vitesse, ni le pick-up ni moi n’en sortirions indemnes. Sans réfléchir, instinctivement, je braquai brutalement sur la droite tout en freinant. Inévitablement, le pick-up se mit en dérapage en crabe et commença à dégringoler les marches de l’arroyo. La cabine penchait fortement sur la gauche et, crispé sur mon volant, je me disais qu’elle allait verser d’un moment à l’autre. Mais à chaque fois, la camionnette rebondissait pour repartir dans son interminable glissade vers l’autre rive du torrent, vers la falaise. Tout à coup, sans doute sous l’effet d’un coup de volant involontaire, l’arrière commença à déraper plus vite que l’avant et le pick-up amorça ce qui allait inéluctablement finir par un tête-à-queue. Secoué comme un sac de pommes de noix par les soubresauts de la voiture, projeté contre la portière par la force centrifuge, aveuglé par la poussière, je ne savais plus quoi faire — de toute façon, je ne contrôlais plus rien depuis longtemps — quand le pick-up s’arrêta brutalement, se mit sur ses deux roues gauche, sembla hésiter un instant et retomba sur ses quatre roues. Tout s’arrêta d’un coup. La dernière secousse m’avait projeté sur le plancher. J’y restai un instant affalé à tenter de reprendre ma respiration. J’avais été brinquebalé dans tous les coins de la cabine et j’avais mal un peu partout. Je saignais légèrement du crâne et j’avais plutôt mal aux côtes du côté gauche mais, grosso modo, j’allais plutôt bien. Dans la lueur des phares qui éclairaient le lit de l’arroyo, la poussière achevait de retomber. Dehors, sous la lune, c’était le grand silence. Je tentai de sortir du pick-up, mais la portière était bloquée par la berge. Je passai de l’autre côté en glissant sur la banquette. L’autre portière était bloquée, elle aussi. C’est alors que je perçus le doux ronronnement du moteur : il tournait encore ! De sacrés engins, ces pick-up américains ! Je repassai du côté du conducteur, braquai à droite et enclenchai la marche avant. La voiture bondit en avant sur un demi-mètre et s’arrêta, tandis qu’un hurlement de pneu et un nouveau nuage de poussière montait de l’arrière et que la voiture s’enfonçait légèrement. Je compris que j’étais dans du sable mou. C’était sans doute ce qui avait arrêté ma glissade. Je relâchai l’accélérateur, passai au point mort et m’affaissai sur la banquette. J’étais planté dans le sable, seul, dans une camionnette qui devait peser plus de deux tonnes. La grand’ route devait être au moins à trois kilomètres derrière moi. J’allai devoir rester là jusqu’au jour, marcher jusqu’à la route et compter sur la bonne volonté d’un conducteur pour venir m’aider à sortir de là. Dans ce coin, tout le monde devait connaitre les voitures de la Belridge et Tom ne tarderait pas à apprendre mon escapade… J’étais complètement dégrisé.
Je fis une nouvelle tentative en marche avant. La voiture avança à nouveau d’un demi-mètre, sembla monter un peu — ça va aller, ça va aller ! — puis se remit à patiner. Je lâchai l’accélérateur ; elle retomba vers l’arrière, dépassa le fond de l’ornière, remonta un peu pour retomber vers l’avant et s’avachir au fond du trou. J’étais bloqué, coincé, fichu ! Mais le mouvement de balancier que la voiture venait d’exécuter m’avait rappelé une manœuvre que j’avais vu faire dans la neige fraiche : imprimer à une voiture bloquée un mouvement de balancement avant-arrière pour tasser la neige devant les roues et leur permettre de sortir de l’ornière. Ça pourrait peut-être marcher avec du sable… j’essayai : marche avant, la voiture monte un peu, point mort, elle redescend, marche arrière, elle dépasse le fond, monte un peu vers l’arrière, point mort, elle redescend vers l’avant, dépasse le fond, marche avant, elle monte et avance un peu plus loin que la fois précédente, point mort, elle redescend, marche arrière…
Au troisième balancement, j’avais tassé suffisamment de sable, et le pick-up sortit de son trou. Je pris peu à peu de la vitesse et dans un très long virage, je réussis à retrouver mes traces et à repartir vers la route goudronnée.
Une fois en sécurité, je m’arrêtai pour examiner le pick-up. La carrosserie paraissait intacte, mais elle était couverte de poussière. Il faudrait juste que je la passe au jet d’eau et tout irait bien. Je l’avais échappé belle. Content de moi, je me disais que c’était peut-être de sacrées bagnoles que ces américaines, mais que finalement, c’était bien grâce à mon habileté au volant que je m’en étais sorti.
J’arrivai sans encombre à McKittrick, m’arrêtai devant l’atelier pour laver la voiture et rentrai me coucher.
Le lendemain matin, je retrouvai Tom à la cantine.
« Bien rentré, hier soir, me demanda-t-il ? Pas de problème ? Dis-donc, c’est gentil d’avoir lavé le pick-up, mais ce n’était vraiment pas la peine. Ici, toutes les voitures sont toujours couvertes de poussière. Alors, la Corvette, je la lave souvent, mais le pick-up, pratiquement jamais ! On s’en fout. Mais merci quand même. Par contre, quelqu’un nous a piqué l’équipement topo qui était sur le plateau. Ça a dû arriver sur le parking de mon motel ou alors ici, cette nuit. Hier soir, quand tu as pris le pick-up, tu l’avais vu, toi, l’équipement topo ? Il était dans une grosse malle en fer… »
Je savais bien où il était, moi, l’équipement topo ! Ce ne pouvait être que lui qui faisait ce bruit d’enfer dans les chaos de la piste. Il avait dû passer par-dessus bord du côté de l’arroyo. Mais si j’allais le rechercher la nuit prochaine, comment pourrai-je expliquer à Tom sa soudaine réapparition ? J’y renonçai. De toute façon, je ne pourrais sûrement pas retrouver l’endroit.
— Je n’ai pas fait attention, Tom. Il faisait noir, tu sais…
— … Pas grave. Je vais en commander un autre. Le seul problème, c’est que ça vient de Suisse. On n’aura pas le nouveau avant une bonne quinzaine de jours. Bon ! Maintenant, il faut que j’aille à la Centrale ; Ken m’a dit qu’ils avaient peut-être trouvé quelque chose. Tu viens avec moi ? »
A SUIVRE