Go West ! (58)

(…) Il avait un but, Tom, un plan dans sa tête : remettre en marche la machine à piston libre, repartir à La Jolla en automne pour passer un master en géophysique, revenir travailler trois ans à la Belridge pour lui rembourser ses études… cinq ans tout tracés. Pour ce qui est de Laureen, sa petite amie, elle ne faisait pas partie du plan, du moins pas consciemment. On verrait plus tard…plus tard… l’étranger surement, le pétrole… Aramco peut-être, l’Arabie Saoudite, ou alors l’Irak, l’Iran… le monde…
Et moi, mon plan, c’était quoi ?

Si j’avais un peu de chance, entrer à l’École des Mines, aux Ponts, à Centrale… l’une ou l’autre, quelle importance ? Et après ? Après ? On verrait bien. De toute façon ce serait facile, sans effort. Mais avant ça ? Demain, la semaine prochaine ? Revoir Patricia ? Coucher avec elle pendant une semaine, quinze jours ? Et après ? Rentrer en France, amoureux triste et résigné ? Reprendre la drague éternelle ? Raconter ses aventures américaines à des amis qui se lasseront vite de les entendre ? Lamentable… presque pathétique. Je suis un Holden Caulfield attardé, un Vigny matérialiste… Pas de futur, pas de futur voulu en tout cas.
Il a de la chance Tom, il a un futur, lui, un futur qu’il voit, et même si Laureen n’y figure pas, pas encore, elle ou l’une de ses consœurs en fera partie un de ces jours. Moi, je n’ai qu’une Patricia, dont je me demande de plus en plus si tous ces efforts pour la retrouver, ça valait vraiment la peine. Est-ce que seulement je l’aime, Patricia ? Ou bien mon sentiment se résume-t-il à mon souvenir de notre après-midi à l’hôtel Claude Bernard, à mon regret de son corps ? Finalement, est-ce que tout ça valait le coup ? Ce voyage, le continuer, est-ce que ça vaut encore le coup ? Est-ce que ça ne serait pas plus simple, plus facile, de tout plaquer, Tom, Patricia, L’Amérique, mon amour-propre et de filer chez le Consul de France le plus proche ? Je lui raconterais la vérité, je lui demanderais de me protéger, de téléphoner à mes parents. Eux feraient le nécessaire, le superflu, l’impossible pour me faire rapatrier, loin des sheriffs du Tennessee, des flics de Santa Monica et des hommes du Président. C’est ça ! Demain, au bureau, je chercherai dans l’annuaire l’adresse du consul à Los Angeles. J’irai le voir et il me prendra en charge. Je n’aurai plus à m’en faire. Dans une semaine, je serai à Paris. Peut-être même que je pourrai aller passer une semaine chez Yves, à La Baule, pour finir les vacances…

Ça va mieux ! La piscine est passée à l’ombre du motel et il commence à faire bon. Les projets que je viens de dessiner, presque autant de décisions prises, m’ont remonté le moral et je tends le bras pour saisir une autre bière. Tom parle toujours et il ne semble rien attendre de moi en retour de ses confidences. Dans une demi-heure, on rentrera au frais dans son studio, on préparera le barbecue à gaz sur la loggia et on fera griller des saucisses. On ouvrira quelques bières de plus et Tom allumera la télévision. Il y aura un match de football, ou de baseball, ou de basketball, et je lui demanderai de m’expliquer les règles. Je m’en fous des règles, mais ça m’évitera d’avoir à parler de moi. La soirée passera comme ça et puis vers onze heures, Tom me reconduira jusqu’au guest house de McKittrick où je m’endormirai dans des relents de bière.

C’est à peu près comme ça que ça s’est passé, sauf que, vers onze heures, Tom s’est levé du canapé avec difficulté et, un peu chancelant, il m’a dit avec application : « Écoute, Phil. Ça m’ennuie de te dire ça, mais je ne vais pas pouvoir te ramener à McKittrick. J’ai bu une ou deux bières de trop et je me sens un peu fatigué. Ce n’est pas que je sois vraiment saoul, mais ce ne serait pas prudent de conduire. Tu sais, les flics sont plutôt sévères avec ça. Désolé. Il va falloir que tu dormes sur le canapé » et il s’est laissé retomber lourdement dessus. Après quelques secondes de réflexion, il a ajouté : « Ou alors, tu prends le pick-up et tu rentres tout seul. Demain matin, je prendrai la Corvette. Tu n’as pas bu, toi ? Tu te sens OK ? »
En fait, j’avais bu au moins autant que lui, mais la bière absorbée et les nouvelles résolutions que je venais de prendre m’avaient plongé dans une joyeuse euphorie. Prendre le pick-up ? Je n’aurais jamais imaginé qu’il me proposerait un truc pareil ! J’avais un peu bu, d’accord, mais je me sentais parfaitement en état de conduire. Et puis, l’idée de me retrouver à nouveau seul au volant d’une voiture me galvanisait. Je me concentrai une seconde pour rassembler mes forces et me lever du canapé sans effort apparent. Nonchalamment appuyé d’une main sur le poste de télévision pour garder un parfait équilibre, je réussis à articuler très clairement : « Bien sûr, que je me sens OK, Tom. Je n’ai pas bu grand-chose et je n’ai pas du tout sommeil. Je vais rentrer au guest house, comme ça, je ne te dérangerai pas et tu pourras dormir tranquille. Bon, allez ! Autant y aller tout de suite ! Je prends les clés et je m’en vais. Dors bien, Tom, et à demain matin… » et je sortis en vitesse avant qu’il ne change d’avis.

La route filait droit vers le nord, noire et silencieuse à travers le désert gris sous la lune. J’avais coupé la radio qui s’était allumée d’elle-même dès que j’avais mis le contact et j’avais ouvert en grand les deux fenêtres. J’écoutais le feulement du vent qui recouvrait presque complètement le ronronnement du six-cylindres. Fasciné par l’interminable ligne blanche que le capot avalait, je m’amusais à la conserver le plus exactement possible dans l’axe du pick-up. Devant moi, des poteaux télégraphiques de bois brut grandissaient dans le pare-brise pour disparaître en chuintant à la fenêtre de droite. Je me sentais en pleine forme. Je me mis à chanter — I’m Just a gigolo — en frappant du plat des deux mains le rythme du be-bop sur le volant, puis je me calmai un peu et roulai quelques minutes en silence. Ça devenait ennuyeux, cette route toute droite. Je me mis à chercher des yeux un jack-rabbit à poursuivre. Il n’y en avait pas mais, régulièrement, je voyais des pistes quitter la route pour s’enfoncer droit dans le désert. C’était tentant. J’en repérai une qui s’approchait à toute vitesse. Je ralentis à peine et, braquant brusquement sur la gauche, je traversai la chaussée. Sitôt le bitume quitté, le pick-up se mit à tanguer et à rouler. L’enfer s’était déchaîné : à l’arrière, quelque chose de lourd et de métallique se mit à cogner sur le plancher et sur les bords du plateau ; dans les passages de roue et sous la carrosserie, des milliers de cailloux venaient mitrailler la tôle tandis qu’une tempête de sable s’installait à l’intérieur de la cabine. Vers l’avant, la voiture poussait la lueur de ses phares de part et d’autre de doubles traces zig-zaguantes qui se chevauchaient, se coupaient et se recoupaient les unes les autres avant de disparaitre sous la voiture. J’étais aux anges. J’étais même tellement heureux que je poussai un long cri de cow-boy : Yahooo !

A SUIVRE 

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