Go West ! (56)

(…) Mais ça n’a pas duré et, à la prochaine apparition de Mitchum, Judy s’est à nouveau jetée dans mes bras. Et ainsi de suite, de rebondissement en rebondissement, jusqu’à la fin du film. Quand, après l’apparition du mot FIN, l’écran devint blanc à travers le pare-brise, les lampadaires du parking s’éclairèrent tous ensemble et les voitures qui nous entouraient commencèrent à démarrer. Judy et moi n’avions pas été bien loin dans un flirt a peine poussé… pas mal de first base, un peu de second base, mais surtout pas de troisième base. Encore aujourd’hui, je suis persuadé que ni Judy ni moi ne souhaitions y parvenir.

Les filles nous ont raccompagné jusqu’au bowling. Nous avons échangé nos noms et nos adresses — si jamais tu viens en France… — puis Tom et moi nous avons quitté Bakersfield dans la Corvette décapotée. Nous avons roulé en silence jusqu’au guest house. Aucun de nous deux ne souhaitait raconter à l’autre ce qui s’était réellement passé dans la voiture. Deux jeunes hommes frustrés, deux gentlemen ? Aujourd’hui je ne sais plus. Tom m’a dit « Bonne nuit. Demain matin 7 heures, je viens directement au guest house et on regarde tout ça. D’accord ? »
J’ai dit « D’accord, bien sûr, et merci pour le restaurant, le film, tout ça. Sacrée soirée ! C’était sympa. » Et il est reparti vers Taft, vers son motel. A l’époque, on ne disait pas « super » ou « top », alors, « c’était sympa. »

Il est une heure du matin. Je suis fatigué, j’ai sommeil… les bières sans doute. Je n’allume pas de lumière, je me débarrasse de l’essentiel de mes vêtements et je m’affale sur le lit. Je suis étendu sur le dos, en caleçon et chaussettes, les yeux fermés, convaincu que le sommeil va très vite couronner cette journée, finalement plutôt agréable. Dans l’après-midi, j’ai décidé de tenter une autre méthode pour avancer dans ma traduction. Je vais proposer à Tom que nous travaillions ensemble. J’expliquerai à l’aide des notices d’Alsthom la forme et la fonction de telle pièce dont la traduction en anglais m’échappe, et lui trouvera le mot anglais adéquat. Après tout, il est ingénieur et il doit connaître le jargon de sa technique. Ça pourrait marcher, en tout cas mieux que ce que j’avais pu faire jusqu’à présent. L’idée de pouvoir avancer dans la traduction de ne plus mentir ou, plus précisément, de moins mentir à Tom soulage ma conscience. Et puis notre soirée de cruising et ce qui s’en était suivi a été une vraie détente. Effectivement, le sommeil vient vite et, sans que j’aie le temps de me dire « je m’endors », je m’endors.

Un peu plus tard, je reprends progressivement conscience. Tout d’abord, je garde les yeux fermés. J’ai compris que je suis en train de m’éveiller et pourtant, je tente de ressaisir les bribes du songe que je viens de quitter. Je suis sur le point d’y parvenir, j’enchaine deux, trois images cohérentes qui prolongent mon rêve disparu, puis, sans me laisser le moindre souvenir de ce qu’elles ont pu être un instant auparavant, elles s’évanouissent pour se fondre dans le noir absolu. Je réalise alors que cette obscurité, c’est celle qui règne dans la pièce où je me trouve et dont je n’ai aucun souvenir. J’ai les yeux ouverts, je suis éveillé, mais je ne cherche pas à savoir où je suis. Je m’efforce même de bloquer toute pensée qui puisse m’y amener.
Je veux rester sur ce lit vague et imprécis, je veux retourner dans ce rêve paisible dont il ne reste rien. Mais la réalité commence à percer mon inconscience comme, la nuit, des bulles de gaz viennent percer la surface d’un étang. Raidi sur mon lit, les doigts crispés sur les plis du drap, je tente par la pensée de repousser sous la surface ces cloques de mémoire, mais elles éclatent en désordre et me rappellent l’auto-stop, l’Amérique, le garage de Bill, les longues attentes au soleil, les camions qui passent en hurlant, les filles au bord du torrent, l’avion qui plonge dans le canyon, les copains dans l’Hudson et, tout à coup, Marylin, Marylin, Marylin…

Avec elle, tout est revenu, d’un coup, le dictaphone, la fuite, Tom et le moteur à piston libre, Cape Fear et Judy. Je suis pleinement conscient de la réalité, perdu, loin de tout, recherché, sans argent…  Et tout à l’heure, je devrai avouer au gentil Tom que je suis incapable d’accomplir ce pour quoi il m’abrite et me paie.
Quand je réalise que, pour la première fois de ma vie, je n’arrive pas à imaginer le moins du monde ce que demain pourrait être, mon corps se couvre d’une sueur qui se glace sous le souffle l’air conditionné tombant du plafond. Je frissonne. J’entends dans mes oreilles les battements sourds de mon cœur qui s’accélèrent, qui s’accélèrent. J’ai du mal à respirer, j’ai peur. Est-ce que je suis en train de mourir ? Mon Dieu, je suis en train de mourir ! Et puis je me force à inspirer lentement, mon cœur ralentit, je ne transpire presque plus. Je me glisse sous le drap, j’ai moins froid. Ça va mieux. Je ne vais peut-être pas mourir.
Pour calmer mon angoisse, il faut que je pense à quelque chose de paisible, de doux, de chaud… Je force ma mémoire vers la plage de Saint-Briac quand j’avais douze ans, vers les départs à la chasse le samedi soir dans la 403 enfumée de mon père, vers la découverte des vraies montagnes du haut du Signal à l’Alpe d’Huez… Les images viennent facilement mais elles ont quelque chose d’artificiel, de conventionnel ; elles disparaissent en quelques secondes, laissant la place à une sourde inquiétude. Encore un effort de pensée et je suis allongé sur un lit étroit ; je me tourne sur le côté pour me coucher en chien de fusil ; j’ai les yeux fermés mais je sais que ce n’est pas la nuit ; ce n’est même que la fin de l’après-midi ; dehors, on entend des voitures qui passent, des piétons qui parlent ; je sens un corps collé contre le mien ; il a épousé sa forme ; je sens son dos, ses reins, ses cuisses ; sa tête est légère sur mon bras gauche étendu en travers du lit ; ses cheveux agacent mon nez ; son odeur m’émeut ; mon bras droit est passé sous le sien et ma main enveloppe un petit sein ; sa douceur me bouleverse ; Patricia, Patricia, enfin… ; elle dort ; nous avons fait l’amour ; je la désire encore, mais je veux la laisser dormir ; je l’aime ; je suis détendu ; je pèse sur la terre ; je la ressens sous moi, sous le lit, sous l’hôtel ; elle tourne, je peux le sentir ; je suis bien ; je suis amoureux ; je ne pense à rien, même pas au fait que demain, Patricia partira. À rien… et je me rendors.

A SUIVRE

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