(…) Par un matin de printemps, je me promenais sur un chemin qui longeait une pâture. C’était avec Ena, ou peut-être avec Sari, la chienne qui a succédé à Ena, je ne sais plus. Ce que je me rappelle c’est que les herbes étaient hautes et les veaux dans les prés. Les ayant aperçus longtemps à l’avance, j’avais mis Ena, ou peut-être Sari, en laisse, car ni l’une ni l’autre n’aimait ces grosses bestioles. Les veaux étaient une dizaine et au lieu d’être en ordre dispersé et de me regarder avec fixité comme ils le font d’ordinaire quand n’importe quoi approche, un homme, un chien, un tracteur ou un train, ils étaient assemblés en un cercle parfait. La tête tournée vers l’intérieur du cercle, ils semblaient contempler quelque chose que leurs corps me cachaient. J’approchai aussi près que me le permettait la clôture de barbelés. Les veaux ne bronchaient pas. Je les apostrophai gaiment car, par les belles matinées de printemps, il m’arrive d’être de bonne humeur : « Alors, les veaux ! On ne dit plus bonjour ? » C’est alors que j’entendis, venant du centre du cercle : « Bonjour, Monsieur Coutheillas… »
Par-dessus les cornes des bestiaux rassemblés, je voyais émerger la tête puis le haut du corps de Monsieur Minette qui se redressait en rajustant son pantalon, le visage rougi par l’effort et la confusion.
« Bonjour, Monsieur Minette, lui répondis-je, et par discrétion, je poursuivis mon chemin à grands pas, tirant Ena derrière moi, à moins que ce n’ait été Sari. »
Un jour, Monsieur Minette prit sa retraite. Du peu qu’il possédait, il ne garda que le corps de ferme, son tracteur et le fauteuil blanc dont j’ai déjà parlé. Je le croisais de temps en temps dans mes balades, mais toujours à proximité de chez lui, au bout du hameau. Peut-être la marche lui était-elle devenue pénible. Un autre fermier qui habitait plus près de chez nous venait de prendre sa retraite lui aussi. Comme les deux hommes avaient été célibataires toute leur vie, qu’ils habitaient à moins de deux kilomètres l’un de l’autre et qu’ils avaient désormais du temps à revendre, je pensais qu’ils se rendraient visite de temps en temps pour discuter du bon vieux temps et rattraper par quelques années de copinage toute une vie d’ignorance réciproque. Mais ça ne se fit pas. Il y avait eu des mots entre eux, peut-être même pas de mots, mais en tout cas du ressentiment, une histoire de guerre d’Algérie que l’un avait faite et l’autre pas, quelque chose comme ça. Et puis, notre fermier voisin mourut, c’était son tour. Et quelques mois plus tard, car tout se fait lentement par ici, on vit régulièrement Monsieur Minette, hilare, juché sur son tracteur, débouler de son hameau pour traverser le nôtre afin de rendre visite à la ferme du bout ou vivait, solitaire, la sœur du défunt.
Qu’allait-il faire là-bas ? C’est une autre histoire. Si jamais je la raconte un jour, j’en changerai le nom des personnages et des lieux.
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Les trois premières fois et autres nouvelles optimistes
Un soir dans un port, trois hommes attendent le départ de leur bateau. Pour passer le temps, ils racontent chacun une « première fois ». Un autre jour, un autre homme explique comment il faut se tenir dans la rue quand on porte un bouquet de fleurs. Un autre soir, un incident à la frontière syrienne va-t-il transformer en drame un beau week-end de tourisme. En fin d’après-midi, un homme écrit à côté de son chien qui dort. Un beau matin, un groupe d’enfants qui se rend au jardin du Luxembourg passe devant la terrasse d’un café ; des clients attablés les regardent passer ; leurs points de vue diffèrent. La peur de l’avion, ça se soigne.
Quatorze nouvelles, drôles ou émouvantes, quatorze textes ironiques ou sensibles, quatorze façons, réalistes ou poétiques, d’être optimiste.