Go West ! (55)

(…) Arrivé au drive-in, vous commenciez par passer une sorte de péage, un guichet où vous achetiez deux places, car on n’a jamais vu personne aller seul dans ce genre d’endroit. Ensuite, il fallait rouler dans les allées d’un immense parking au milieu d’autres voitures qui toutes faisaient face à un écran gigantesque jusqu’à ce que vous trouviez votre place. Là, vous gariez votre voiture juste à côté d’un piquet et, de ce piquet, tendant le bras par la fenêtre, vous attrapiez le petit haut-parleur destiné à vous prodiguer le son du film et vous l’accrochiez à votre portière. Vous aviez alors tout ce qu’il fallait pour assister depuis votre voiture à la projection de deux films consécutifs.

Si vers cette époque, vous avez un jour mis les pieds dans une salle de cinéma aux États-Unis, et plus précisément dans un cinéma de l’Amérique profonde, qu’elle soit rurale ou urbaine, vous avez compris que regarder le film n’est pas l’objectif principal des spectateurs. À cette occasion, vous aviez sûrement remarqué que presque tous arrivaient dans la salle les bras chargés de récipients en carton remplis de tas de choses plus ou moins solides, granuleuses, visqueuses ou liquides qu’ils ingéraient et renouvelaient pendant toute la durée de la séance, emplissant la salle de bruits parasites et d’odeurs sucrées qui venaient s’ajouter aux fumées de Winston et de Marlboro. J’en avais moi-même fait l’expérience quelques jours plus tôt à Flagstaff et j’avais été saisi par le contraste entre le chahut amical qui régnait dans la salle du Harkins Theater de Market Place et la ferveur du silence de chapelle qui baignait mes salles de cinéma du Quartier Latin. Au début, ces façons de faire, que je qualifiais alors de sauvages, m’avaient plutôt énervé, mais je n’avais pas tardé à comprendre que dans ce pays, dans ce genre de région et de ville, on n’allait pas voir un film, mais on allait au cinéma. Pour les jeunes en particulier, il s’agissait de se retrouver entre soi, de faire un peu de bruit, de manger des popcorns en buvant du Coca-Cola et de flirter avec la fille qui était à côté de vous, votre date du jour, en tentant de parvenir au moins à une « first base » ou plus si affinités. Si le film était bon, pour peu qu’on l’ait un peu regardé, cela ne faisait qu’ajouter un petit quelque chose à la réussite de la soirée.

Dans un drive-in, au moins, vous n’étiez pas dérangé par les bruits et les odeurs des autres et, tant que vous n’allumiez pas vos phares et que vous ne jouiez pas de votre klaxon, vous pouviez faire ce que bon vous semblait dans votre royaume. Vous pouviez manger, boire, discuter, écouter de la musique, dormir, flirter de first base en second base, et plus si affinités, et même regarder le film. C’est pourquoi ces établissements étaient qualifiés de passion pit.

N’allez pas croire à cette description que ces gigantesques parkings étaient autant de lieux de débauche. Aujourd’hui, Bakersfield compte près de 500.000 habitants. Elle est riche de l’activité agricole et pétrolière de sa région. Peut-être les jeunes y pratiquent-ils encore le cruising mais le dernier drive-in a fermé à la fin du siècle dernier. Il faut réaliser qu’en 1962, la ville, qui comptait dix fois moins d’habitants, représentait encore l’archétype des petites villes de province américaines et que la modernisation des mœurs et, pour parler plus franchement, leur libéralisation, ne l’avaient pas encore atteinte. À cette époque, les filles de Bakersfield, du moins la plupart d’entre elles, comme la plupart de celles de Flagstaff et d’innombrables autres petites villes à travers le pays, voulaient demeurer chastes, au moins jusqu’à leur entrée à l’Université. Celles dont je parle ici n’avaient pas encore atteint ce niveau scolaire, et si elles ne craignaient pas le contact rapproché avec les garçons, elles savaient où s’arrêter. Ce qui n’empêche pas qu’en acceptant ou en proposant d’aller voir un film au drive-in, elles savaient ce qui allait s’y passer. Leurs parents aussi le savaient, et c’est sans doute à leur demande que le propriétaire du cinéma envoyait de temps en temps un employé muni d’une lampe torche faire une ronde à pied pour surveiller ce qui se passait dans les voitures.

« Gregory Peck, dit Judy ! Qu’est-ce qu’il est beau ! J’adore Gregory Peck ! Il a tellement de classe ! Tu l’aimes, Gregory Peck ?  Tu le connais ? Il est connu en France ? »
Le film venait de commencer. À l’avant où se trouvaient Tom et la fille qui conduisait, c’était le grand silence. Quant à Judy, que le hasard m’avait en quelque sorte attribuée, elle parlait sans arrêt. Je ne lui répondais que par monosyllabes. « Oui… non… pas mal… sais pas… ». J’étais troublé, mal à l’aise. Je me demandais ce que je faisais dans cette voiture avec cette gamine énervée. Après les cris et l’agitation de la partie de bowling, le calme du dernier trajet en voiture avait permis à mes soucis de revenir tourner dans ma tête. J’étais tendu, anxieux. Judy aussi était anxieuse et tendue, mais pas pour les mêmes raisons. Si elle avait surement déjà fréquenté un drive-in et en connaissait les usages, elle devait se demander ce à quoi elle devait s’attendre de la part d’un Français, auto-stoppeur et de trois ans plus âgé qu’elle. Anxieuse, tendue… excitée aussi. Sur l’écran, l’intrigue était en train de se nouer. Sur la banquette avant aussi. La conductrice s’était allongée sur la banquette, son dos appuyé contre la poitrine de Tom. Mais à l’arrière, rien ne bougeait. Elle avait l’air gentil, Judy. Je sentais bien qu’elle voulait tenter quelque chose avec moi. Pour elle, je présentais le double avantage d’être exotique et de passage. Mais moi, je n’avais pas envie de toucher à cette petite fille écervelée d’autant plus que je savais par expérience que ça n’irait pas bien loin. Avant ma mésaventure avec Tavia dans les canyons de Flagstaff, j’avais connu des situations comme celle-ci. J’y avais même participé activement et avec plaisir. Mais ça, c’était avant, avant que mon voyage ne dégénère, avant Clemmons, avant Marylin. Je voulais bien faire un effort pour ne pas gâcher la soirée du couple qui avait commencé à s’enlacer sur les sièges avant, mais pas beaucoup plus. Et puis Mitchum est apparu sur l’écran, puissant, ironique, cauteleux, inquiétant.
« Ce qu’il a l’air méchant, celui-là ! Il me fait peur ! a gémi Judy en se jetant contre moi. »Puis elle a chuchoté « Cache-moi » en enfouissant son visage dans ma chemise à moitié ouverte. Je ne sais pas si c’était sincère, si elle était vraiment effrayée ou si elle jouait la comédie pour justifier son élan. Toujours est-il que je me retrouvais avec cette jolie petite fille dans les bras, qui soufflait son haleine tiède sur ma poitrine. Je crois même qu’elle tremblait. Alors je me suis dit qu’il fallait être poli, que ça n’engageait à rien et que ça ne me ferait pas de mal d’oublier un peu mes ennuis. Alors, j’ai joué mon rôle, celui que Judy et son amie et Tom attendaient. J’ai commencé à lui caresser l’épaule en lui murmurant des paroles rassurantes. J’ai même pensé à les lui dire en français, parce qu’après tout, c’était un peu pour ça qu’elle m’avait choisi. Et puis je l’ai embrassée, comme un collégien embrasse une collégienne, tout d’abord mais, bientôt, nous sommes passés au stade universitaire dans un long baiser français. D’un coup, elle s’est écartée pour se rejeter dans son coin de banquette et regarder le film intensément. Gregory Peck avait mis sa famille à l’abri de Robert Mitchum en l’isolant sur un house-boat au beau milieu de marais inquiétants. Je pensais que c’était une drôle d’idée mais le calme régnait maintenant sur l’écran et à l’arrière de la Sunliner. Mais ça n’a pas duré et, à la prochaine apparition de Mitchum, Judy s’est à nouveau jetée dans mes bras. Et ainsi de suite, de rebondissement en rebondissement, jusqu’à la fin du film. Quand, après l’apparition du mot FIN, l’écran devint blanc à travers le pare-brise, les lampadaires du parking s’éclairèrent tous ensemble et les voitures qui nous entouraient commencèrent à démarrer. Judy et moi n’avions pas été bien loin dans un flirt a peine poussé… pas mal de first base, un peu de second base, mais surtout pas de troisième base. Encore aujourd’hui, je suis persuadé que ni Judy ni moi ne souhaitions y parvenir.

A SUIVRE

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *