(…) Bernard se mit à siffloter l’ouverture de Guillaume Tell, puis à la chanter, de plus en plus fort. « Quand j’entends, quand j’entends l’air de Guillaume Tell, j’ai envie, j’ai envie de danser la samba … » Il ne se souvenait plus de la suite des paroles de cette parodie alors il la poursuivit avec des tagada, tagada, tagada-tsoin-tsoin, tagada, tagada… Les choses avaient failli mal tourner, mais maintenant, ça allait mieux. Dans une heure, deux au maximum, il serait dans un lit, bien au chaud, bien au sec… peut-être même qu’on pourrait lui faire un petit plat de pâtes avant qu’il n’aille se coucher… des spaghettis… à la Bolognaise… avec un verre de vin.
…mais c’est que j’ai faim, moi ! Je n’ai rien mangé depuis midi… et bien sûr, Gisèle ne m’a pas fait mon sandwich ! ah, Gisèle ! bon, c’est pas grave… dans une heure, un énorme plat de spaghettis bolognaise et au lit ! ça s’arrange, ça s’arrange !…
A travers le rideau de neige, une vive lumière vient d’apparaître loin devant lui sur la droite.
« Qu’est-ce que c’est que ça encore ! soliloque Bernard en levant un peu le pied. » La lumière grossit vite et commence à l’éblouir. « Des phares, ce sont les phares d’un type qui arrive dans l’autre sens… Mais ils sont sur la droite, ces phares ! Qu’est-ce qu’il fout sur la droite, ce type ? Il arrive à contre-sens ! Mais ce cinglé arrive à contre-sens ! »
C’est presque en criant que Bernard a prononcé ces derniers mots. Il pense à toute allure :
…qu’est-ce qu’il faut faire dans ces cas-là ? s’arrêter ? c’est trop tard ! serrer à droite ? rouler sur la bande d’arrêt d’urgence ? oui, mais si le type continue comme ça, on se rentre dedans ! se porter complètement sur la gauche ? oui, mais si le connard reprend sa droite au dernier moment ? on se rentre dedans !…
Crispé sur son volant, Bernard se lance dans une série d’appels de phares mais voilà le connard d’en face qui fait la même chose ! Bernard est tétanisé. Les yeux écarquillés, la respiration bloquée, de ses deux bras tendus il repousse le volant le plus fort qu’il peut en prévision du choc. Deux longues secondes passent et Bernard voit filer sur sa droite un grand panneau routier, celui qui reflétait ses propres phares et qui lui annonce dans un éclair : « Aire de service de Saint-André – AGIP – Cafeteria 7/24 – Dernière station avant le tunnel du Fréjus – 1000 mètres ».
Bernard voit le panneau disparaitre d’un coup dans l’obscurité sur la droite. Il sent ses mains, ses bras et ses épaules se détendre, mais ses pieds le font souffrir tant ils se sont recroquevillés dans ses chaussures. La voiture continue d’avancer, à petite allure, bien en ligne. Bernard reprend ses esprits ; il débloque sa respiration.
« Quelle connerie ces panneaux ! crie-t-il en tapant sur le volant. J’ai bien cru que… Ils pourraient quand même… Tous des cons… », mais il n’achève pas sa phrase. Il retrouve son calme et se remet à penser à la route qu’il lui reste à faire.
…bon, ça va aller… pas le temps de m’arrêter, même pour un café… ce que je déteste partir en retard ! bon sang, Gisèle ! qu’est-ce que tu me… bon… faut que je fonce jusqu’à Bardonnèche… ah! voilà l’éclairage de la station-service… quoi encore ? qu’est-ce que c’est que ça ? ah non ! ça va pas recommencer tout de même !…
Devant lui, il y a un léger brouillard, et derrière le brouillard, il y a des feux rouges qui clignotent, et derrière les feux, la remorque d’un semi un peu en travers et, derrière la remorque, les phares du tracteur qui éclairent un long mur grisâtre et irrégulier et au-delà du mur, les lumières rouge et jaune de la station-service. Bernard ralentit prudemment et arrête sa voiture à quelques mètres de la remorque. Laissant son moteur tourner, il sort dans le froid. Quelques flocons lui entrent dans le cou. Il remonte le col de sa veste et se met à marcher avec précaution vers la cabine du camion. La nuit est silencieuse, ouatée ; on n’entend que le claquement du gros diesel dont les fumées d’échappement se rassemblent au sol et glissent lentement vers le bas-côté. Le long mur gris, c’est une coulée de neige. Elle est venue de la droite, du flanc escarpé de la montagne que frôle l’autoroute. Elle a traversé les deux voies de circulation, avalé la glissière centrale pour s’arrêter au milieu de la chaussée d’en face.
…ah ben voilà ! c’est le bouquet ! maintenant on est bloqué ! je suis bloqué, ah Gisèle ! merde ! tu vois un peu où ça nous amène, tes jérémiades !…
Bernard s’approche du tracteur. La porte côté conducteur est ouverte, mais il n’y a personne dans la cabine. Un bruit de tôle lui fait lever les yeux (…)
Ce texte est extrait de la nouvelle « Gisèle ! » qui fait partie du recueil « Histoire de Noël », disponible sur Amazon.fr. Vous atteindrez le site de vente en cliquant sur la couverture ci-dessous
Histoire de Noël et autres contes cruels
Ce petit bouquin n’est pas destiné à être mis entre toutes les mains. En effet, et contrairement à ce que pourrait laisser croire une interprétation trop rapide de son titre, il ne s’agit pas du tout, mais alors pas du tout, d’un recueil de belles histoires de Noël, dégoulinantes de bonté, de morale et de confiture.
Connaissez-vous la légende de la Mort à Samarcande ? Non ? C’est un beau et terrible poème persan du XIIème siècle dans lequel un Vizir qui vient de croiser la Mort dans une rue de Bagdad croit lui échapper en s’enfuyant à Samarcande alors que c’est justement là que, sans le savoir, il a rendez-vous ce soir avec elle. Eh bien, pour la plupart, les nouvelles qui composent Histoire de Noël s’inspirent de cette fatalité ironique : c’est en croyant fuir son destin que l’homme s’y précipite.