Les corneilles du septième ciel (53, 54 ET 55)

Chapitre 53

Comment réussir à faire avouer à l’un ou à l’autre, ou aux deux, la raison du drame survenu dans le Marais deux ans plus tôt ? C’était le boulot de Bruno et pas celui de Françoise comme cette dernière le lui rappela au moment où ils se quittèrent.

  • Effectivement, reconnut Bruno. Mais si vous aviez une idée, ce serait gentil de m’en faire part.
  • Voyez-vous, je crois qu’on ne peut sortir du mensonge comme de l’ambiguïté qu’à son propre détriment. Ils ne reconnaîtront jamais leur forfait. Ruser pour leur tirer les vers du nez n’est pas la bonne solution. Leur dire la vérité, en l’occurrence la nôtre, serait sûrement plus efficace.
  • J’en doute, mais je vais y réfléchir.

Ils décidèrent de se répartir la tâche : Françoise se chargerait du photographe et Bruno de son ami de cinquante ans.

Invité par Sophie qui souhaitait montrer à tous les amis de Ph. leur gentilhommière rénovée, Bruno se rendit peu de temps après à Chants de Fées. Ce jour-là, il n’y avait chez eux ni chinois, nippon, ni chaussées, mais pléthore d’anciens ingénieurs. La joie était au rendez-vous et ils étaient heureux de se retrouver là, cinquante ans après leur sortie de l’école et leur entrée dans la vraie vie. Pour cette occasion exceptionnelle, Zéro Lamy et Louis-Charles avaient fait le déplacement fort onéreux. Bruno, poursuivant incognito son enquête, tâta le terrain et les réponses qu’il recueillit furent unanimes. Quand bien même Ph. aurait un peu plagié le roman de Lorenzo, il n’y avait pas de quoi en faire des salades. La littérature regorgeait d’emprunts similaires qui n’avaient jamais fait de vagues. La Bicyclette Bleue était la copie conforme d’Autant en Emporte le Vent. Le film César et Rosalie était un remake lourdingue de Jules et Jim qui racontait de manière à peine transposée les amours d’un autre César et de son rival David-Marc-Antoine avec Rosalie-Cléopâtre … Ce n’était donc pas une raison valable pour que Ph. ait voulu faire disparaître Lorenzo alors que la rancœur de ce dernier l’aurait été. Profitant des effets du champagne qui coulait à flot sur les neurones déjà un peu démyélinisés de ses amis, il avança l’hypothèse que Lorenzo était peut-être à l’origine de cette affaire en ayant voulu faire chanter l’écrivain. A part Franck, le spécialiste de physique cantique et des cordes vocales raides, personne ne crut à l’hypothèse d’un chantage ; Lariégeoise en fut même très offusquée.

  • Mais comment cela ? Tu es devenu fou, mon pauvre Bruno ! Lorenzo est un être charmant, un poète délicat, un sage bienveillant qui ne ferait pas de mal à une mouche … ni à un rhinocéros, ajouta Zéro Lamy qui s’était mêlé à la conversation.
  • Ah, c’est malin, lui répondit Lariégeoise, furieuse. En plus, Lorenzo lui voue une gratitude infinie pour avoir accepté de publier son roman fleuve en petites coupures dans le JdC. A un moment, craignant que les Corneilles ne se posent jamais, notre bien-aimé Rédacteur fut contraint d’interrompre manu-militari ce nouvel Ulysse au beau milieu d’une phrase ce dont Lorenzo reconnut de bon cœur la nécessité puisque, de son propre aveu, il ne parvenait pas à le faire. Et, bien sûr, la plus élémentaire reconnaissance l’empêchera toujours d’en vouloir à son Pygmalion.

Seul Louis-Charles appuya l’hypothèse de Bruno, mû il est vrai par un ressentiment personnel envers le Prix Goncourt qui ne datait pas d’hier. Le chantage expliquerait tout, affirma-t-il. Sachant que Ph. était désormais à la tête d’une immense fortune, les subsides du Prix Goncourt étant venus s’ajouter aux retombées financières de la découverte de pétrole sous sa propriété de Chants de Fées, Lorenzo avait du penser que cela ne gênerait pas un milliardaire de se faire soutirer un peu d’argent par un ami dans le besoin.

Plusieurs lecteurs ayant prétendu que cette histoire ne tenait pas debout, il nous a semblé opportun d’ouvrir une parenthèse. Certains, pour des raisons subjectives liées à la moralité supposée irréprochable de leur héros bien-aimé, et d’autres, pour des raisons objectives liées à leur formation scientifique, considèrent que le comportement de l’écrivain célèbre devenu criminel du jour au lendemain sans le moindre indice prémonitoire n’est pas crédible. Encore que, comme le fit remarquer Louis-Charles, lui-même aurait bien pu y laisser la peau s’il était resté à surveiller son château de sable à Saint-Brévin en 1956. Or, interrogé un jour par Bernard Pivot sur la différence entre le récit et la fiction, notre auteur lui-même avait anticipé cette critique en donnant une réponse qui n’en finit pas de faire couler de l’encre dans le monde de la littérature et du grand banditisme :

« Si l’on y réfléchit, il y a quelque chose de faux dans la narration romanesque. Faux, parce que l’homme ne fonctionne pas de façon cohérente et logique comme ce doit être la règle dans un roman. Il fonctionne par « images » et « impressions » successives, chacune en appelant une autre sans qu’il soit possible de dire comment et pourquoi il en est arrivé à la dernière, la seule qui compte pour lui, celle qu’il va assumer et à laquelle il croit dur comme fer.

Dans le roman, l’homme se comporte à l’inverse de l’homme dans la vie : son histoire doit être cohérente et la fin doit être la conclusion logique de ce qui a été exposé auparavant. Dans la réalité, il n’en est pas toujours ainsi, bien au contraire. Pourquoi a-t-il fait cette bêtise qu’il sait pertinemment a posteriori en être une ? Aucun roman classique ne propose de restituer un tel cheminement aberrant qui est en réalité le propre de l’homme, pour ne pas dire ce qui le distingue des animaux. Il est difficile de vouloir le restituer sans tomber dans la description d’un comportement psychiatrique comme celui de Bartleby. Proust a peut-être approché au mieux la complexité de l’homme en recensant la multitude de touches qui composent ce qu’il est et ce qu’il pense. A l’inverse, Freud est peut-être celui qui l’a approché au plus mal parce qu’aucune théorie, aussi géniale soit-elle, ne pourra jamais expliquer son fonctionnement imprévisible, non reproductible et surtout inapplicable aux autres hommes. Je crois que les neurosciences donneront raison à Proust et non à Freud ».

Chapitre 54 

Malgré son admiration sans bornes et néanmoins justifiée pour l’œuvre photographique de Lorenzo, Françoise n’en avait pas pour autant oublié les arguments de Bruno. La découverte de son Souper d’aveugles copieusement plagié par le Goncourt et tombé dans l’oubli chez un bouquiniste des quais lui semblait pire qu’un indice, une preuve accablante. Au fil de ses discussions avec l’intéressé, elle avait découvert un être, certes sensible, intelligent et cultivé, comme l’affirmait Lariégeoise, mais aussi susceptible, jaloux et rancunier, comme l’insinuait Philippe. Elle en voulait pour preuve ce souvenir sans cesse répété de la cravate que son père avait refusé en cadeau de la fête de ses congénères. Renseignement pris auprès de Maître Couthello, cette tournure bien que peu élégante est acceptable d’autant qu’il s’agissait bien de la fête des pères. Toujours est-il qu’il vouait à son père une rancune à côté de laquelle celle d’Œdipe ressemblait à une bouderie d’adolescent pré-pubère. D’autres exemples revenaient sans cesse dans son discours mais Françoise avait cessé de les noter comme elle le faisait au début de leur amitié lorsqu’elle préparait un exposé sur la névrose paranoïaque des grands artistes. Elle avait lu l’ouvrage passionnant bien qu’édifiant de Françoise Gillot « Vivre avec Picasso » d’où le génial peintre ne sortait pas grandi, lui, pas plus que ses amis auteurs d’une pétition (j’ai leurs noms) afin que ce livre soit interdit. On demeure sidéré par la notion que ces chantres de la gauche bien pensante selon certains mais plutôt mal selon moi avaient de la liberté d’expression. Comme Picasso, Lorenzo était à ses heures un tyran s’attribuant tous les droits en raison de ses talents artistiques qui le plaçaient au dessus des autres. Certes, Françoise mesurait bien la différence de notoriété entre ces deux artistes mais leur névrose de supériorité et leur droit divin à tous les abus étaient les mêmes.

Elle imagina sans peine le scénario machiavélique que Lorenzo avait échafaudé pour punir l’auteur de ce crime de lèse-majesté après avoir découvert le vol de ses Aveugles (qui n’a rien à voir avec celui des Corneilles, NDLR). Le chantage financier était selon elle l’arrangement le plus logique entre les deux partis. Mais alors, pourquoi ce scénario digne d’Alfred avait-il capoté ? Persuadée que le caractère obsessionnel de Lorenzo n’avait pu laisser la moindre place à l’improvisation, elle en avait déduit que le grain de sable ne pouvait provenir que de l’écrivain célèbre.

De son côté, Bruno avait décidé de la jouer finement. Plutôt que d’affronter Philippe de face, en terrain découvert et sans armes, ce qui ne lui aurait laissé aucune chance, il préféra commencer par interroger Sophie, la douce épouse du Goncourt, entre deux voyages à Pékin où, forte de son expérience à Chants de Fées, elle venait d’inaugurer ses premières chambres d’hôtes pour européens fortunés. Sophie avait le cœur sur la main et la langue bien pendue. Les virées pluriquotidiennes de son héros au Panthéon (le café, pas le sanctuaire, bien qu’elle le soupçonna aussi de s’y rendre afin d’évaluer les avantages et les inconvénients des différents emplacements libres pour l’accueillir le moment venu) agaçaient cette épouse fidèle qui n’avait nulle intention de se laisser dérober son héros par une serveuse de bistrot bolchevique en stage linguistique chez Anne Hidalgo. Elle en conservait une rancune tenace bien qu’elle n’eut jamais la moindre raison objective de mettre en doute la probité de Philippe. De là à penser qu’elle orienta l’enquête de Bruno en distillant quelques soupçons sur le comportement de ce génie de l’intrigue ne semble pas du tout inconcevable.

« Eh oui, mon cher Bruno, bien sûr que je me suis posé des questions moi aussi. Pourquoi mon héros emportait-il avec lui le fameux lasso offert par Indiana Jones à la cinémathèque de Chants de Fées alors qu’il allait à Fontenay-le-Comte faire une conférence sur la fiction littéraire ? Je m’étais demandé s’il n’avait pas l’intention d’aller à la chasse au ragondin comme il le faisait jadis avec toi dans les forêts de votre adolescence autour de Royan. Devine ma stupeur quand j’appris par les journaux l’accident de Lorenzo ! Je ne pus m’empêcher de faire un rapprochement entre le fouet et les blessures de notre ami. Bien sûr, je n’en dis rien aux gendarmes ».

Ces confidences ne constituaient pas une preuve mais une sacrée piste sur laquelle Bruno, un habitué du Paris-Dakar, se précipita. Ainsi, Sophie soupçonnait elle aussi son mari de tentative d’assassinat sur la personne de Lorenzo.

Chapitre 55

Françoise et Bruno se retrouvèrent au Rostand afin de faire le point sur leur enquête. A travers les grilles ils pouvaient voir les allées du Jardin envahies par la brume où des silhouettes noires courant en tout sens semblaient exécuter un ballet monotone. En ce matin d’hiver, un soleil pâle donnait de Paris l’image d’une carte postale ancienne.

– Alors, demanda Françoise à Bruno. Où en êtes-vous ?

– Et vous, lui répondit Bruno en souriant

– Eh bien, voyez-vous, j’ai l’intime conviction de la culpabilité des deux protagonistes : l’écrivain a tenté sans succès de se débarrasser du photographe qui exerçait sur lui un chantage dont le motif était un banal plagiat littéraire. Mais l’intérêt de rouvrir le procès me semble discutable. Lorenzo a payé son forfait de plus d’un an d’hospitalisation et Philippe a connu l’angoisse d’aller en prison. N’ont-ils pas été assez punis tous les deux ? Et puis, se demandait-elle, y en a-t-il un plus coupable que l’autre ?

– Comme c’est bizarre, lui répondit Bruno dont la culture cinématographique était impressionnante. Moi aussi je suis arrivé à la même conclusion.

Selon lui, les révélations de Sophie confirmaient le projet d’homicide de l’écrivain dont le motif était le chantage de Lorenzo qui risquait de ternir son parcours exemplaire d’ingénieur devenu écrivain à la sueur de son front et de son entourage.

– Alors ? Que fait-on ?

– On laisse tomber l’enquête et on renvoie les deux protagonistes dans leur coin. Match nul !

– Je suis d’accord avec vous. Bien sûr, nous n’en dirons rien à personne de notre entourage. Surtout pas à Louis-Charles, crut-elle amusant de préciser.

– Détrompez-vous ! C’est lui qui m’a mis sur la piste du chantage. Je suis donc convaincu qu’il avait deviné le fin mot de l’affaire. Il faut bien reconnaître que depuis leur enfance à Saint-Brévin-les-Pins, il en connaissait un rayon sur son meilleur ami dont les succès littéraires l’avaient mortifié.

– Je ne suis pas surprise, ajouta Françoise. Je comprends mieux maintenant son exil dans un pays au climat si hostile.

FIN

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