Go West ! (21)

(…) elle m’avait expliqué où elle habitait dans Zermatt, la rue, le nom de l’immeuble, l’étage, le couloir, le numéro de sa porte, tout. Et puis elle était partie, gaiment, sans autre explication. J’en étais tout retourné, abasourdi, ne pouvant croire qu’une grande fille comme ça, sure d’elle-même, exubérante, spectaculaire, puisse s’intéresser à un type de mon âge, plutôt introverti, alors qu’elle était entourée de grands, beaux, riches et spectaculaires italiens.

Une heure plus tard, juste pour ne pas avoir l’air trop pressé, j’ai trouvé la rue, l’immeuble, l’étage, la porte, tout. Il doit être entre minuit et une heure. Je suis sur un nuage. Dans le couloir, le silence est total. Doucement, je frappe à la porte. Rien. Je frappe un peu plus fort. Silence. Je frappe encore et je chuchote : « Paola ! C’est moi… ». Toujours rien. Je frappe à nouveau.
« Paola ! C’est…
— Chut ! Je suis fatiguée, allora je dors, rentre à ta maison ! »

Le ciel me tombe sur la tête et, avec lui, une tonne de déception. Je pense : « Ah ben non, alors ! »
« Paola ! Ouvre, s’il te plait, ouvre ! »
Chuchotement incompréhensible, petit rire étouffé : elle n’est pas seule ! Elle doit partager sa chambre avec une autre fille…

« Paola…
Ora, dit une voix masculine pourvue d’un bel accent italien, tu vas laisser tranquille à nous, no ? »

Le ciel me retombe sur la tête, avec deux tonnes en plus de frustration. Pour n’importe qui d’autre, la situation serait évidente, mais moi, je ne comprends rien, je ne veux rien comprendre. Tout ce que je vois, c’est que cette fille m’avait promis…, enfin, ce qu’elle m’avait dit était plutôt… Et voilà que…, ah ben, non alors… ce n’est pas juste… c’est que je l’aime, moi… elle est avec quelqu’un, mais elle va le faire sortir, parce qu’en réalité, elle m’aime aussi… elle est en train d’essayer de se débarrasser de ce type, son petit ami d’avant, mais elle a du mal, il s’accroche…  mais elle va le faire sortir, et elle me fera rentrer…

« Paola…
Basta cosi adesso ! dit la belle voix italienne. Vattene, stronso !
— Il est mon ami avec moi, ajoute celle de Paola. Allora, vas t’en ! Sii gentile...»

Ça devrait être clair cette fois-ci, mais le sens de ces mots ne passe pas le brouillard mental qui m’a enveloppé depuis que j’ai entendu l’Italien… je vais laisser un peu de temps à ce type… je vais m’asseoir par terre dans le couloir, en face de la porte… juste le temps qu’il se prépare à sortir, qu’il mette son anorak, son bonnet et ses gants… parce que dehors, il fait drôlement froid, moins dix surement… je vais attendre, juste là, et puis quand il sera parti, je rentrerai dans la chambre… non, je vais rentrer dans la chambre maintenant, je vais le foutre dehors, l’ancien, balancer ses affaires dans le couloir… je lui laisse encore cinq minutes…

Je ne sais plus combien de temps je suis resté comme ça, assis par terre avec des papillons dans l’estomac, à tourner et retourner des projets insensés en fixant la porte de Paola, une heure peut-être ? Et puis j’ai fini par comprendre, ou plutôt par admettre la réalité, alors, très vite, l’aveuglement a fait place à la jalousie, puis la jalousie à la colère, et enfin la colère à la résignation. Résigné, oui, déçu, certainement. N’empêche que je me suis levé et qu’avant de reprendre le couloir dans l’autre sens, j’ai balancé un grand coup de pied dans la porte de Paola accompagné d’un « Paola, putana ! ». Mais l’insulte, je n’ai fait que la murmurer ; je ne voulais pas qu’elle l’entende. Je crois bien que c’était pour ne pas gâcher définitivement mes chances avec elle dans le cas où je la rencontrerais à nouveau au Broken.

Ce fut donc le lendemain de cette mauvaise nuit que je rencontrai la fille pour laquelle j’étais en train de traverser l’Amérique. Rentré au Bahnhof, j’avais dû fournir quelques explications à mes amis qui m’avaient vu à l’œuvre au Broken Ski Club. Je ne pouvais pas leur raconter que j’avais « conclu » comme on dit élégamment en Suisse romande (et aussi en France) car jamais je ne serais arrivé à mentir aussi effrontément. Je ne pouvais pas non plus leur livrer la vérité vraie et m’offrir ainsi pieds et poings liés et pour longtemps à leurs sarcasmes. Je racontai donc à mes cothurnes que tout avait bien commencé, et même de manière très prometteuse, mais que, malgré des heures à parcourir dans le froid et la nuit les ruelles enneigées du village, je n’avais jamais pu trouver l’immeuble de Paola.
« Non mais, tu parles d’un abruti ! avait dit l’un d’eux. On n’a pas le droit d’être con à ce point-là ! » La chambrée avait éclaté de rire et les plaisanteries étaient arrivées en avalanche. J’étais ridicule, certes, mais tellement moins que si je leur avais avoué mes jérémiades de couloir !

Pendant la courte nuit qui avait suivi, mon sommeil avait été agité par les restes de fureur que j’éprouvais contre moi et contre l’Italienne. Pourtant, la journée de ski suivante avait été bonne ; plein soleil, bonne neige, pique-nique au bord de la piste, courte sieste allongée dans la neige fraîche et pour finir, descente en souplesse vers la station déjà illuminée et vers la douche brûlante du Bahnhof. J’étais réconcilié avec la vie, mémoire effacée, à peine fatigué et prêt à reprendre la quête sans fin. La seule chose que je souhaitais en entrant au Broken Ski avec mes amis, c’était de ne pas rencontrer Paola en leur présence. Elle ne parut pas de la soirée.

Elle était là, Patricia, en haut de l’escalier qui menait à la boîte, avec deux autres filles. Elle attendait, un peu à l’écart, tandis que ses deux amies discutaient avec le type qui contrôlait l’accès au Club. Je passai entre les deux, montrant négligemment à qui voulait bien la voir ma carte plastifiée de membre du club, cette carte que j’avais mis trois ans à obtenir et qui me permettait enfin d’accéder au bar sans avoir à me prostituer à chaque fois auprès du cerbère. Je commençai à descendre l’escalier en colimaçon derrière le reste de la bande, mais je m’arrêtai un instant et me retournai pour regarder Patricia. Elle était menue, pas très grande, bien faite, cheveux courts roulés bien au-dessus des épaules, blonde au teint clair, moulée dans un fuseau beige tendu à la mode de l’époque et serrée dans un pull-over en Jacquard aux motifs verts et noirs sur fond gris. Tout à l’opposé de ses deux amies, grandes blondes aux cheveux longs et à la voix assurée, à cet instant Patricia était l’image de la douceur et de la sagesse. Je me serrai contre le mur pour laisser passer deux ou trois types et, saisi d’une audace peu habituelle, je lui dis très naturellement : « Venez, je vous attends en bas… » Arrivé dans la boîte, je me plantai près du bar, en bas de l’escalier, plutôt content d’avoir établi un semblant de premier contact. Mais, au bout de cinq vraies longues minutes, ni Patricia ni ses amies n’étaient apparues. Je finis par abandonner mon poste de veille pour rejoindre les copains. Ils mangeaient des « Chickens in the basket », spécialité du Broken, en faisant des commentaires sarcastiques et blasés sur la douzaine de plus jeunes qui dansaient avec application un Madison sans énergie ; les garçons avaient l’air de petits cons et les filles étaient en main, ou moches, ou quelconques, ou trop jeunes… trop vertes, en fait. « Encore une soirée de perdue ! avions-nous l’habitude de nous lamenter. »
Et soudain, le pull en Jacquard gris, vert et noir était là. De trois-quarts, il se détachait sur les briques rouges d’une colonne. C’était Patricia bien sûr. Elle regardait la piste de danse et paraissait encore seule. Il fallait faire vite. Pour ne pas m’attirer les quolibets ou les encouragements toujours bruyants de mes chers compatriotes, je me levai nonchalamment et affectai de me diriger vers les toilettes. Je contournai une colonne et approchai Patricia par le côté. Je lui touchai doucement l’épaule. Elle se tourna vers moi. Il fallait parler maintenant. Contrairement à mes habitudes, celles qui me réussissent si bien dans cette matière, je n’avais rien préparé. Elle me regardait, dans l’expectative. Je ne disais rien. Et puis d’un coup, de mon meilleur anglais, je m’en souviens très précisément, j’ai dit : « Ah ! Vous voilà ! Je craignais que vous n’ayez été kidnappée ! »

A SUIVRE (bientôt)

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