Go West ! (17)

(…) A ce moment, je jure que je n’ai pas la moindre idée de ce que je réaliserai un peu plus tard. Je pense seulement que je ne peux pas m’offrir une chambre dans un Howard Johnson sans flanquer par terre mon budget pour l’été. Par ailleurs, je ne me vois pas demander à Cal de me payer une chambre pour moi tout seul. Cal a bien compris tout ça, et il est bien gentil de m’offrir de partager la sienne. Après tout, il pourrait tout aussi bien me dire de dormir dans la voiture… Alors, « non, Cal, ça ne me dérange pas du tout ».

Une longue douche, un court plongeon dans la piscine et me voilà avec Cal au bar du restaurant. Il boit un Martini, j’ai choisi une bière. Pour ça, j’ai dû montrer au barman ma carte d’identité scolaire du Lycée Saint-Louis que j’ai trafiquée pour avoir plus de 21 ans. Cal n’a pas été dupe et ça l’a fait sourire. Je ne sais plus depuis combien de jours je n’ai pas bu une goutte d’alcool. Je crois bien que la dernière fois, c’était du scotch, dans l’avion, avec Carol. La bière, la sensation d’être enfin propre, la lumière tamisée du lieu, la chaleur humaine dégagée par Cal m’ont mis dans un état de douce euphorie. Je me sens presque détendu, reposé. J’ai le sentiment de faire à nouveau partie du monde, un monde normal dans lequel je sais où je vais dormir ce soir, un monde dans lequel je suis un client ordinaire du bar où je discute avec un ami tandis que le barman renouvelle les soucoupes de cacahouètes. Cal évoque l’incident du Texas Ranger et tandis qu’il raconte la scène avec humour, je me surprends à pleurer de rire en me revoyant menotté et apeuré dans la voiture du deputy sherrif.

Nous passons à table. Le Texas ne produit pas que du pétrole, me dit Cal. C’est d’abord le pays des grandes prairies, des grands troupeaux, le pays de la viande. Il connaît des endroits inouïs où l’on peut manger d’énormes T-bones accompagnés de pommes de terre à la cendre pour des sommes absolument ridicules. On ne trouvera pas ça dans un Howard Johnson, bien sûr, mais nous sommes au Texas et la viande ici sera quand même très bonne, tu vas voir. « Et ne t’en fais pas, je t’invite, ajoute-t-il. »

Je ne suis pas certain que Cal ait vraiment cru aux petits et grands mensonges que je lui ai servis tout à l’heure. Il a dû comprendre que je lui racontais des histoires mais il a sans doute compris aussi que j’avais des raisons pour ça. C’est pourquoi il ne me pose plus aucune question. Au contraire, il parle de lui, plutôt gaiment, avec une sorte de second degré qui ne prend rien au sérieux et qui me rappelle la manière d’être de mon père. J’apprends que pendant trois ans, Cal avait servi à bord du porte-avions Enterprise sans pratiquement jamais sortir de la salle des machines. Sous les ordres de Manuel Gonzales, sous-officier mécanicien, il avait appris tout ce qu’il y a à savoir en mécanique, en plomberie et en électricité, sans oublier le jeu de craps, quand on est à bord d’un bateau. À sa démobilisation, en décembre 45, il avait fait le parcours San Diego – Albuquerque en autostop. C’est en souvenir de ce voyage qu’il prenait souvent des stoppeurs à son bord. À Albuquerque, il avait retrouvé Manuel qui venait de démissionner de la Marine pour créer une entreprise d’électricité. L’année suivante, Cal se mariait et devenait associé dans la MaCal Electric Inc. Pendant ce temps, la petite ville d’Albuquerque se transformait et se développait à toute allure du fait de l’installation d’un centre de recherche atomique et de plusieurs compagnies de haute technologie. La MaCal suivait. Il y a deux ans, après trois mois de formation chez Westinghouse à Pittsburgh, Cal orientait leur activité vers le conditionnement d’air et depuis, ça marchait vraiment bien et Manuel et Cal commençaient à gagner de l’argent. Mais les deux cousins que Manuel avait fait venir du Mexique ne suffisaient pas et l’entreprise recherchait du monde sans arrêt. Pendant le reste du diner, Cal me fait parler de la France, de Grenoble, de mes études, de ce que je ferai plus tard. Je continue à lui raconter des semi-vérités et de vrais mensonges, embarqué que je suis dans mon histoire, et ça me gêne de plus en plus. Heureusement, le diner se termine. Je suis vraiment fatigué et j’irai bien dormir maintenant, mais Cal me dit qu’il doit rencontrer des amis dans un endroit plutôt sympa. C’est une sorte de boîte de nuit avec des petits spectacles, de la country et même parfois du jazz. C’est le Panhandle Club, c’est juste à la sortie de la ville, à cinq minutes de voiture. « C’est un mélange d’ambiance texane pour cow-boys en goguette et de club de jazz pour cols blancs de la ville.  « Tu ne peux pas manquer ça, me dit Cal. »

Je ne peux pas manquer ça. J’ai beau être crevé, je ne peux pas manquer ça. Les cow-boys, la country music, les cols blancs, le jazz, je ne peux pas manquer ça. « D’accord Cal, mais pas trop tard s’il te plaît, je suis un peu fatigué, là »

En fait d’être à cinq minutes, c’est plutôt à un bon quart d’heure, un peu en retrait au bord de la 66. Vu de l’extérieur, le Panhandle ne ressemble pas à grand-chose, sinon à un ancien garage, un hangar sans porte, ou une grange sans autre ouverture qu’une entrée étroite surmontée d’une enseigne lumineuse en forme de casserole. Une vingtaine de voitures sont garées en désordre sur le parking en terre. Il y a de tout, des gros pick-up avec des cornes de taureaux Longhorn en guise de pare-chocs, des Jeeps, de banales conduites intérieures, une Porsche cabriolet toute neuve, deux camping-cars, deux ou trois Beetles et un minivan Volkswagen. Cal gare sa voiture à côté d’un groupe de grosses motos.

Sortis de la voiture, par-dessus le souffle puissant de conditionneurs d’air invisibles, on entend à peine le bruit très assourdi d’une guitare électrique langoureuse. Il fait doux, l’air est sec, la nuit étoilée.

A l’intérieur, c’est différent. Passé la double porte, la fraîcheur me tombe sur les épaules. La salle est d’un seul tenant. A gauche, c’est le bar, un long comptoir en bois épais et sombre, éclairé par quelques suspensions basses. A droite, la salle, une vingtaine de tables rondes de tailles différentes mais du même bois que le bar. Au fond, une piste de danse, déserte, et au-delà une petite scène occupée par un guitariste à chapeau Stetson, un violoniste à bandana et un batteur ébouriffé. La musique me rappelle celle que j’écoutais dans la voiture de la fille de Colombus avant que…

Derrière le comptoir, une jeune femme brune en chemise légère sans manches et aux cheveux tirés en arrière nous regarde entrer en essuyant des verres.
— Salut Cal, ça faisait longtemps…, dit-elle, paresseusement.
— Salut Louise ! Je te présente Philippe, il est français.
— Salut Phil ! Bienvenue au Panhandle. Veux-tu être mon premier français ?

Je ne suis pas sûr de comprendre. Avec les femmes d’ici, on ne sait jamais. De toute façon, je n’aurais pas su quoi répondre, alors je souris bêtement et je rattrape Cal qui a avancé vers le centre de la salle. Les clients sont installés autour des tables par petits groupes de trois ou quatre. Comme pour les voitures, il y a de tout. Des cow-boys à chapeau et chemises à grands carreaux, des hommes en cravate sur chemise blanche à manches courtes, deux ou trois jeunes en sweat-shirt de la Texas Tech University, et dans un coin éloigné, quelques motards évidents, en casquette et gilet de cuir noir. Il y a de tout, mais pas de femme ; à part la barmaid, pas une seule femme. C’est une petite ville, la province, peut-être que les femmes ne sortent pas le soir.

Cal s’est arrêté devant une table. Quatre hommes y sont assis autour de verres de toutes les couleurs. Trois chemise-cravates et un Texas Tech. Les chemises-cravates le saluent sur le même ton que Louise vient de le faire, nonchalamment : «Eh, Cal ! Ça fait longtemps… Où étais tu passé… Long time no see… c’est ton fils ? … » Le Texas Tech regarde ailleurs.

A SUIVRE (demain)

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