Go West ! (13)

(…) En cette matinée de début Juillet, il ne faisait pas encore très chaud. J’avais ouvert en grand toutes les fenêtres et je conduisais sagement le coude à la portière en regardant le paysage. J’étais un américain comme les autres, roulant à travers le Grand État du Texas, détendu, tranquille, maitre de moi comme de ma voiture. Indifférent, je regardais défiler les stations-services, les « diner », les « Honest Joe », les vieilles usines désaffectées, les taudis de bord de route… Ça ne me concernait pas, j’avais ma voiture, mon travail, mon appartement en ville… Tout allait bien. Maintenant que mes affaires marchaient bien, il faudrait que je me décide à changer cette petite Valiant pour un modèle un peu plus prestigieux. Pourquoi pas un de ces cabriolets Chevrolet Corvette ?

Deux brefs coups de sirène me ramènent d’un coup à la réalité. Il y a une voiture de police dans le rétroviseur et sur son toit, un large bandeau qui s’allume en bleu, orange et rouge. Qu’est-ce qu’elle veut, cette voiture ? Que je m’arrête ? Que je la laisse me dépasser ? Je ralentis, j’hésite, je serre sur la droite, j’hésite encore, j’accélère… je ne sais pas ce qu’il faut faire. Cette fois-ci, c’est quatre coups de sirène et une succession d’appels de phares que m’envoie la voiture de flics qui se colle pratiquement à mon pare-chocs.  Qu’est-ce qu’ils me veulent, ces flics ?
J’ai dû faire une connerie en conduisant, un excès de vitesse, un truc comme ça… Ou alors, il y a un quelque chose à ma voiture, quelque chose qui cloche, un phare cassé… Ou alors la Valiant a été volée. D’ailleurs, je n’ai pas les papiers. Même au Texas, quand on achète une voiture, il doit bien falloir établir des papiers, une carte grise, quelque chose comme ça. Cal ne m’a rien donné, rien dit au sujet des papiers de la voiture. C’est surement ça : Cal est un gangster qui vole des voitures et il me les fait conduire. Pourtant, quand on est parti de chez Lone Star, j’ai bien vu “Honest Joe“ qui nous faisait des grands signes amicaux… Ou alors, c’est la fille du motel qui a porté plainte, et les flics m’ont retrouvé ! Mais ce n’est pas possible, quand même ! Ça fait quatre ou cinq jours que ça s’est passé, cette histoire, à plus de mille miles d’ici. Depuis le Cove creek Motor Inn, j’ai dû passer les frontières de trois ou quatre états… Même si cette cinglée a porté plainte, les flics d’ici ne peuvent pas déjà être au courant… Alors quoi ?
De toute façon, maintenant c’est sûr, il faut que je m’arrête. Je ralentis franchement, je m’engage sur le bas-côté et j’arrête la voiture en douceur. Pendant ce temps, les flics ont augmenté la distance et se sont garés une trentaine de mètres derrière moi. Dans le rétroviseur, je vois le conducteur qui sort sans hâte de sa voiture, se couvre de son chapeau et se dirige lentement vers moi en rajustant sa tenue. À mon tour d’ouvrir ma portière et de sortir de l’habitacle. Aussitôt, le flic me crie quelque chose. En bon petit parisien, fils de parisien, étudiant parisien, il m’arrive d’être un peu insolent avec les flics, de vouloir faire le malin. C’est une tendance naturelle. Mais, en l’occurrence, il s’agit d’éviter une contravention, alors je compte jouer sur ma qualité d’étranger. Je referme ma portière, je m’avance vers sa voiture et je lui lance avec un accent français exagéré et un grand sourire innocent :
— Qu’est-ce que vous dites ? Comment ? Je n’ai pas bien compris !
Le type a déboutonné la bride qui retient son arme dans son holster de ceinture et, tout en posant ostensiblement sa main sur le revolver, d’un air furieux, il ordonne :
— Dans votre voiture ! Rentrez dans la voiture !
Chez nous, les flics n’agissent pas comme ça et comme je n’ai pas l’habitude qu’on me menace avec une arme, ça a pour résultat de me figer complètement. Je reste planté à côté de la Valiant, incapable de coordonner mes mouvements pour rouvrir la portière et obéir à l’ordre qui m’est donné. Le flic sort son arme.
Mais qu’est-ce qu’il a ce type ? Il est fou ! Il ne va quand même pas me tirer dessus ! Eh ! Je ne suis pas d’ici, moi. Je suis Français, moi, Monsieur. Rien qu’un petit étudiant français. Je ne peux pas savoir ce qu’il faut faire quand un flic de la route vous arrête au volant d’une voiture peut-être volée.
— Dans la voiture ! Maintenant ! dit le flic en pointant son arme vers le ciel. La prochaine fois, je tire !

À ce moment, je vois la voiture de Cal qui vient de ranger derrière celle du policier. Pensant que tout va s’arranger très vite — ils vont pouvoir s’expliquer entre américains — je continue d’avancer vers le flic et, avec un grand sourire de soulagement, je lui dis :
—  Ah ! Regardez ! Il y a quelqu’un qui va…
Et je m’interromps parce que, là, ça prend tout de suite une sale tournure. Surpris par l’apparition de Cal dont il n’avait pas entendu la voiture, l’officier de police doit être en train de se demander s’il n’est pas tombé dans un traquenard : le type qu’il veut contrôler sort de sa voiture contre toutes les règles établies, un autre type arrive sournoisement derrière lui ; il y a de quoi perturber n’importe quel flic ; mais, en plus, le premier type lui dit des trucs avec un fort accent étranger et l’autre passe la tête par la fenêtre de sa voiture en criant que « tout va bien, officier, tout va bien » ; ça devient très inquiétant et dans sa tête de sheriff adjoint, c’est sûr que non, justement, tout ne va pas bien ! On ne lui pas appris la procédure à suivre quand on est pris entre deux feux.  Alors, il improvise : il se tourne vivement vers la voiture de Cal et tire un coup de feu en l’air.

J’ai sursauté d’au moins dix centimètres. Pourtant, des coups de feu, moi, j’en ai entendu, des centaines, et pas qu’au cinéma. J’en ai entendu à la chasse où je suis allé depuis l’âge de huit ans, puis en manœuvres durant mon service militaire. Mais un coup de feu comme celui-là, jamais. C’est le bruit, surtout. Le bruit d’un coup de fusil de chasse est plutôt long et grave, il a une sorte de prolongation, de traînée. C’est un son paysan, presque paisible, un bruit de la terre, presque naturel. Celui que je viens d’entendre est court et sec, sans écho ; c’est plus un claquement dont on attend le suivant qu’une détonation finale. C’est désagréable et ça parait très dangereux. Et c’est là le deuxième aspect de ce bruit, celui qui le différencie du coup de fusil de chasse : c’est dangereux. Bien sûr, le flic n’a pas totalement perdu  son calme, bien sûr, c’est en l’air qu’il a tiré. Mais il a peur, le flic, et du coup il est en colère, contre Cal, contre moi, contre lui. Et être l’objet de la colère d’un type qui a peur et qui brandit une arme dont il vient de se servir, c’est très désagréable et c’est très dangereux.

Juste après le coup de feu, l’officier de police a crié en direction de Cal :
— Ne bougez pas ! Restez dans la voiture !
Maintenant, il se tourne vers moi, il fléchit légèrement les jambes et agrippant son Colt à deux mains, il le pointe sur moi en criant :
— Retournez à votre voiture !
Moi, je voudrais bien obéir, mais je n’arrive pas à le quitter des yeux ; alors, instinctivement, je lève les mains et je recule vers la Valiant. Quand j’arrive à sa hauteur, avant que j’aie pu amorcer un geste pour ouvrir la portière, le flic crie à nouveau :
— Jambes écartées ! Les mains sur le capot !

En m’exécutant, je ne peux m’empêcher de penser que cette scène, je l’ai déjà vue, au cinéma, dix fois, vingt fois. Je me rappelle aussi qu’on m’avait dit : “Tu verras, en Amérique, tout est comme dans les films, les voitures, les restaurants, les routes, les flics…“ Et c’était vrai : c’était comme dans les films et moi, l’amoureux du cinéma américain, j’aurais dû savoir ce qu’il fallait faire et surtout ne pas faire : sortir de sa voiture. Je m’en souviens maintenant : avec un flic, ne jamais faire le malin, ne jamais plaisanter, ne jamais sortir de la voiture. Mais voilà, sur le moment, j’avais oublié et maintenant, me voilà penché sur le capot, les mains écartées bien à plat sur la tôle, en train d’attendre, le cœur battant et les jambes faibles, que le flic veuille bien me dire ce que je dois faire.

A SUIVRE (demain)

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