Go West ! (8)

(…) Ce n’est qu’à la deuxième gifle que j’ai réagi. Celle-là m’avait atteint sur l’oreille gauche. La fille devait porter une bague que je n’avais pas remarquée, une grosse, parce que ça m’a fait un mal de chien. Alors, à mon tour, je lui ai envoyé une gifle, une gifle presque timide, je suis français moi, mademoiselle, pas une brute, une gifle pas vraiment forte, mais quand même un peu, une gifle. Elle a ri, la garce. Alors je lui en ai flanqué une deuxième, plus forte, mal ajustée. Elle l’a prise en plein sur la pommette et sur l’aile du nez. Sous le coup, elle s’est arrêtée net. Un peu de sang coulait de son nez. Elle a fait un pas vers moi, la tête et les épaules rejetées en arrière, sa maigre poitrine en avant et elle m’a dit :
— Vas-y, mon chou, bats-moi…

*

Aujourd’hui, je ne sais pas si j’aurais pu lui flanquer une troisième gifle, mais je sais que même si j’en avais été capable, son “Vas-y, mon chou…“ m’aurait totalement refroidi.
J’ai porté la main à ma ceinture. C’était pour la reboucler mais elle a cru que j’allais m’en servir sur elle : elle a croisé ses avant-bras sur ses seins et elle m’a présenté son dos. J’en ai profité pour la contourner, attraper mon sac au vol, me diriger à grands pas vers la porte et j’ai fichu le camp.
Je suis sorti sous un torrent d’insultes, mais elle ne m’a pas suivi. Dehors, la nuit était chaude et la lune brillait. À gauche, le bureau du motel était encore éclairé, alors j’ai pris à droite et j’ai marché vers la route. Avec ma chemise ouverte et mes manches courtes, les moustiques m’ont tout de suite repéré. Il y en avait des milliers, des gros, très agressifs. Je courais en faisant de grands moulinets de mon bras libre, en me giflant la nuque, le front, les joues, l’autre bras… Ça ne les gênait pas le moins du monde. Ils attaquaient partout, aux mollets, juste au-dessus des chaussettes, dans le dos, sous la chemise, dans le cou, au visage. Le pire, c’était aux oreilles, à cause du bruit qu’ils faisaient. J’étais affolé par leur vrombissement suraigu, par ce qui venait de se passer au motel, par ce qui risquait de m’arriver maintenant. Elle allait porter plainte, c’était sûr… Je voyais les titres des journaux “Une jeune femme agressée par un auto-stoppeur étranger…“, “Une automobiliste battue et violée par un jeune français…“ Elle ne connaissait pas mon identité, c’était déjà ça, mais il serait facile de lui faire dresser un portrait-robot… et puis il y avait ce nom que j’avais donné au motel… Philippe Charrier ! On n’a pas idée… un masque ridicule de transparence… en plus, ce nom, je ne l’avais pas que donné ! Je l’avais écrit, de ma main, avec ma sale écriture de gamin, si facilement reconnaissable. J’étais fichu, je serais arrêté avant midi, je passerais des années en prison, ou dans un bagne, au milieu des marais, à abattre des arbres immenses, parmi les serpents venimeux, les mygales tueuses et les moustiques géants… saloperie de moustiques ! Et je ne connaissais même pas son nom, à cette fille !
Quand j’ai atteint la route, les moustiques sont devenus moins nombreux. Courir devenait plus facile, aussi. J’ai commencé à me calmer un peu et j’ai ralenti le pas. Je tentais de me rassurer : après tout, les coups, c’était elle qui les avait donnés en premier et les autres, elle les avait bien cherchés ; il n’y avait donc pas de raison qu’elle porte plainte. De toute façon, ce qu’elle pourrait dire ne tiendrait pas ! Oui, peut-être, mais moi, je ne portais pas de trace de coups et elle, non seulement elle avait saigné du nez mais elle aurait sûrement un joli coquard bien présentable à exhiber pendant quelques jours. Alors, si elle portait plainte, on la croirait… surtout contre la parole d’un étranger… un français de surcroit ! Donc elle allait porter plainte… Oui mais… Plainte, pas plainte, je n’arrivais pas à en sortir. En tout cas, quand les premiers phares se sont annoncés au loin sur la route, j’ai sauté le fossé et me suis caché derrière un gros arbre jusqu’à ce que les feux rouges disparaissent au prochain virage. J’ai continué comme ça jusqu’à ce que le jour se lève. Heureusement, il n’y avait pas beaucoup de passage.

*

Le jour est levé depuis longtemps et me voilà, comme hier, planté sur le bord de la route, au milieu de champs déserts et surchauffés, dans un pays perdu, avec ma veste anachronique, mon trop grand sac et mon petit drapeau accroché dessus. Comme hier, la poussière est partout et la chaleur humide est oppressante. Pourtant, la situation est bien différente : j’ai probablement avancé de deux ou trois cents miles vers le sud, mais je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je suis ; j’ai vécu une aventure dont tous les garçons ont rêvé un jour, se faire prendre en stop par une fille en décapotable ; mais quand elle s’est offerte, la fille, j’ai été incapable d’en profiter, au point qu’elle m’a giflé deux fois ; je lui ai rendu ses coups et maintenant, je suis probablement recherché par le sheriff du coin. Différente, la situation, et pas vraiment en mieux.
J’ai caché le drapeau français au fond de mon sac et je marche à contre-sens de la circulation. C’est pour montrer que je ne fais pas d’autostop. Mais, aux USA, marcher sur une route plus d’une centaine de mètres, c’est déjà étrange, alors le faire en plein soleil sur des kilomètres, ça soulève des montagnes de curiosité. A travers les vitres des voitures, je vois des conducteurs qui m’observent d’un air soupçonneux, des visages d’enfants qui me suivent du regard, bouche bée. Quand ils passent à ma hauteur, presque tous les poids lourds font sonner leurs trompes assourdissantes. Ça me fait sursauter à chaque fois, mais je comprends vite que ce n’est pas agressif, c’est plutôt comme un cri d’encouragement. D’ailleurs, souvent, ils l’accompagnent d’un geste amical du bras à la portière. Et puis, ça doit les occuper dans leurs interminables trajets.
La circulation devient plus dense. Je dois approcher d’une petite ville. Il n’est pas question pour moi de la traverser ni même d’y entrer à pied, surtout dans l’état de crasse et de fatigue dans lequel je suis. Je me ferais ramasser par un adjoint du sheriff dans les dix minutes. Le moyen, c’est de trouver un ride, n’importe lequel, mais un ride qui ne s’arrête pas en ville. La solution, c’est le camion. Plus il sera gros et moins il y a aura de chance pour qu’il s’arrête en ville. Je traverse donc la route, je sors le carton que j’ai gardé depuis Harrisburg. Je regarde avec un peu de nostalgie ce que j’y avais inscrit naïvement au feutre trois jours plus tôt : « French ! To California ! ». Aujourd’hui, je suis à la fois moins exigeant sur la destination et moins convaincu de l’attractivité de ma nationalité pour les automobilistes américains. Alors, j’écris plus simplement : Going West !
J’ai toujours aimé cette belle injonction : Go West… Go west, young man, and grow up with the country !… Mais aujourd’hui, pour moi, il ne s’agit pas de grandir avec le pays, mais beaucoup plus simplement de quitter le comté, ses motels et ses flics le plus vite possible.

 A SUIVRE (peut-être samedi prochain)

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