Go West ! (7)

(…)  Je regarde autour de moi : la pièce est plutôt grande ; la moquette rouge framboise est tachée ici et là de grandes plaques sombres et marquée de brulures de cigarettes ; un édredon usé assorti à la moquette couvre le lit qui est immense ; un fauteuil bas fait face au téléviseur posé sur un guéridon de bois au vernis écaillé ; une table et une chaise de même style achèvent de compléter le mobilier ; le reste est vert d’eau, les murs, le plafond, les rideaux, la porte de la salle de bain, même la face intérieure de la porte d’entrée, tout est vert d’eau. C’est lugubre. Mais au moins, c’est assorti au voile de tulle que la fille porte toujours.

J’entre, je pose les deux sacs au sol à côté de la table, et je reste là, immobile, ne sachant que faire. Le conditionneur d’air vibre et couine doucement dans son coin, la télévision diffuse silencieusement une publicité en noir et blanc. La fille s’approche, referme la porte d’une poussée et se plante devant moi, les bras ballants, la tête légèrement inclinée. Ça lui donne l’air interrogateur, peut-être même un peu dubitatif. C’est une sorte de défi. L’instant est crucial, la gêne est insupportable, et même le crétin inexpérimenté que je suis sait qu’il faut faire quelque chose et que c’est maintenant. Je m’approche d’elle, mon cœur accélère, mes mains deviennent moites, je réalise que je n’ai pas pris de douche depuis deux jours, que je dois dégager un parfum de vestiaire de lycée, que tout cela est un peu risible. Mais que faire d’autre que continuer à suivre le scénario tout tracé ? Je pose mes mains de part et d’autre de sa taille que je serre légèrement ; je la regarde d’un air inspiré, du genre mais qu’est-ce qui nous arrive ? ; elle reste inexpressive ; puisqu’elle ne bouge pas, il faut bien que ce soit moi ; alors je me lance dans un baiser romantique. Comme il parait que je suis plutôt bon dans les baisers romantiques, je retrouve un peu de confiance et d’audace. De la main gauche, je la serre doucement contre moi tandis que ma main droite remonte le long de son dos jusqu’à sa nuque. Je l’embrasse. Très doucement. Je suis français, mademoiselle, pas une brute. Elle réagit tout de suite, trop vite, trop fort, empressée. Ses lèvres s’ouvrent, sa langue se retire un instant au fond de son palais, puis ressurgit, durcie, pointue pour repousser la mienne. Je n’ai pas beaucoup d’expérience, mais jamais je n’avais eu une telle réaction. C’est un peu comme si j’étais embrassé par un serpent. Justement, il se trouve que j’ai une peur panique des serpents. Elle commence à se trémousser, à gémir ; tout ça me parait un peu exagéré, théâtral même, mais je me sens obligé de poursuivre ce baiser emphatique. Ma main droite remonte le long de sa nuque jusque dans ses cheveux et mes doigts se glissent sous le voile de tulle rêche. C’est à cet instant qu’ils rencontrent la matière à la fois souple et piquante d’un bigoudi. Ma main recule brusquement comme si le rouleau l’avait mordue. Ce n’était rien qu’un geste involontaire, un réflexe, mais je me demande comment la fille l’a pris. Espérant vaguement qu’elle se sera méprise sur la signification de ma reculade, je continue à l’embrasser. Malheureusement, je ne suis plus tout entier à la chose et, dans mon esprit, se dessine de plus en plus précisément l’image comique de ce premier baiser qui n’a plus rien de romantique et qui tourne au ridicule. Alors, je pouffe. Je pouffe de rire. Juste un petit rire,  tout de suite étouffé dans la bouche de la fille, mais un rire quand même. En un éclair, je me demande s’il peut y avoir quelque chose de plus insultant pour une fille que l’éclat de rire du type qui est en train de l’embrasser. Effectivement, elle se raidit et se dégage d’un pas.

« Tu es bizarre, tu sais, me dit-elle en me considérant avec un peu d’étonnement.  Ça me va. Ne bouge pas et attends-moi. »

Elle ramasse son sac, entre dans la salle de bain et s’enferme. Des bruits de rideau sur une tringle, d’eau sur une baignoire métallique ; un objet qui tombe, un son non identifiable, un murmure, le silence. La porte s’ouvre enfin. Elle est nue, debout devant moi. Je suis habillé, debout devant elle. Cette différence me parait excitante.

« Viens, mon chou. Ça va aller… »

*

Eh bien, ça n’a pas été du tout. Ou alors, ça a été trop vite. D’ailleurs, tout était allé trop vite, je veux dire depuis le début ; sa main sur mon genou, ma main sur sa cuisse, la chambre verte avec son grand lit rouge, le baiser-serpent, la nudité, le face à face. Finalement, je ne la désirais pas vraiment, elle, avec sa poitrine plate, son nez trop mince, son voile en tulle et ses oursins dans les cheveux. Ou alors, elle me faisait peur, cette fille qui ne m’avait même pas dit son nom, qui ne m’avait pas demandé le mien, qui m’avait ramassé pour occuper sa prochaine nuit, qui ne faisait même pas semblant d’hésiter, de flirter, qui n’avait pas souri une seule fois… Finalement, non, je ne la désirais pas vraiment, mais je m’étais laissé entrainer dans ce jeu, nouveau pour moi, parce que c’est ce qui se fait quand on a dix-neuf ans, qu’on est seul aux États-Unis, qu’on se demande où on va dormir et qu’une fille vous prend dans sa belle américaine alors que le soir descend vers une nuit chaude et humide ; parce qu’on se dit qu’il faut bien tenter l’aventure de temps en temps et que ce sera une histoire formidable à raconter un jour aux copains. Mais je ne la désirais pas, et ça se voyait. Ça s’est vu quand elle s’est approchée de moi, vêtue de son seul collier de chien, et qu’après avoir défait les boutons de ma chemise, elle s’est attaquée à ma ceinture. Ça s’est vu quand, devant mon manque de coopération, elle m’a demandé si je voulais la gifler, si ça m’exciterait de lui flanquer quelques coups parce qu’à elle, ça ne lui déplairait pas et même qu’elle aimerait ça. Ça s’est vu quand j’ai refusé et qu’elle a commencé à m’injurier, à me demander si mon truc à moi, ce ne serait pas plutôt qu’elle me frappe, elle, parce que ça aussi, elle pouvait le faire et même que ça lui plairait drôlement. Ça s’est vu, parce que pendant tout ce temps d’agitation, de cris, de propositions et d’injures, je suis resté sans réaction, je n’ai rien fait, pratiquement rien dit, pas même quand elle a fini de détacher ma ceinture, pas même quand elle m’a balancé une première gifle. Ce n’est qu’à la deuxième que j’ai réagi. Celle-là m’avait atteint sur l’oreille gauche. La fille devait porter une bague que je n’avais pas remarquée, une grosse, parce que ça m’a fait un mal de chien. Alors, à mon tour, je lui ai envoyé une gifle, une gifle presque timide, je suis français moi, mademoiselle, pas une brute, une gifle pas vraiment forte, mais quand même un peu, une gifle. Elle a ri, la garce. Alors je lui en ai flanqué une deuxième, plus forte, mal ajustée. Elle l’a prise en plein sur la pommette et sur l’aile du nez. Sous le coup, elle s’est arrêtée net. Un peu de sang coulait de son nez. Elle a fait un pas vers moi, la tête et les épaules rejetées en arrière, sa maigre poitrine en avant et elle m’a dit :

— Vas-y, mon chou, bats-moi…

 A SUIVRE (demain matin)

3 réflexions sur « Go West ! (7) »

  1. Boudiou! Moi aussi je m’dit où on va là? Un roach motel, des bigoudis, un échange de gifles, ça va mal tourner. Ça ne peut que mal tourner. J’entends déjà arriver la voiture du shérif qui porte comme il se doit un chapeau simili Stetson et des lunettes simili Ray Ban et qui …. chatGPT, au secours, aide moi à trouver la suite.

  2. Mince alors!
    J’avais parcouru d’un œil distrait go west , apparentant cette sotie, à une variante des aventures américaines de jeunesse …
    Ce matin , surprise de trouver le JDC ( distribution aléatoire annoncée) , bientôt aussi rare qu’un trèfle à quatre feuilles, je le parcours rapidement …..
    Aussitôt, je sursaute: pas possible , l’auteur s’est fait pirater par un petit malin de geek Amazon : texte erotique en diable…
    Mais c’est bien sûr ! Blind dîner ayant été promu en même temps qu’un livre erotique du même nom , notre auteur passe à l’offensive sur un terrain torride….
    Je parie que les vues du JDC vont bondir….
    Le JDC va se lire en douce , sous le fallacieux prétexte de relire les critiques aisées des film dOzu!
    Bravo l’artiste…

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