Le théâtre, vous ne savez pas ce que c’est

« Le théâtre, vous ne savez pas ce que c’est. Il y a la scène et la salle. Tout est enclos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées,  les uns derrière les autres, regardant. Ils regardent le rideau de la scène et ce qu’il y a derrière quand il est levé. Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c’était vrai. Je la regarde et la salle n’est rien que de la chaire vivante et habillée. Et ils garnissent les murs comme des mouches jusqu’au plafond. Et je vois ces centaines de visages blancs. L’homme s’ennuie et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance. Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre. Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux et il pleure et il rit et il n’a point envie de s’en aller. Je les regarde aussi, et je sais qu’il y a là le caissier qui sait que demain on vérifiera les livres, et la mère adultère dont l’enfant vient de tomber malade, et celui qui vient de voler pour la première fois et celui qui n’a rien fait de toujours et ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient. »

C’est par cette citation extraite de la pièce de théâtre “L’Échange“ de Paul Claudel que Louis Jouvet commença la conférence intitulée “De Molière à Giraudoux” qu’il donna à l’Université de Boston en 1951.
Bien sûr, dans ces quelques phrases, Claudel ne définit pas vraiment le théâtre, il ne fait que décrire de façon faussement naïve la salle du théâtre, ses spectateurs et les raisons pour lesquelles ils y viennent. Mais on y trouve quelques perles magnifiques comme «l’homme s’ennuie» ou «il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux» ou encore «ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient». 

Si vous voulez savoir ce qu’est le théâtre pour Jouvet, écoutez sa conférence in extenso en cliquant sur la photo ci-dessous : 

Vous devez absolument écouter cette conférence, au moins en partie et cela même si le sujet ne vous intéresse pas. Écoutez-la ne serait-ce que quelques instants, juste pour retrouver de Jouvet la perfection de l’élocution, la précision de la diction, la théâtralité du phrasé, la conviction de l’expression. Tout cela pour tourner en ridicule ceux qui prétendent avec les loups que Jouvet était bègue et jouait tout de la même manière.
Lisez à ce propos ce que François Périer, son élève,  a écrit sur le sujet :

« La première chose qui frappait chez Jouvet, c’était évidemment sa diction théâtrale que l’on s’étonnait d’entendre encore lorsqu’il était sorti de scène. «Alors, comme ça, mon petit, tu veux faire du théâtre… » Elle résonne toujours en moi, cette phrase prononcée en juillet 1935 avec cette intonation si bizarre que Jouvet définissait lui-même : une bouteille de Champagne qu’on débouche. Dieu sait si on a construit des légendes sur le phrasé de Jouvet. Certains ont affirmé qu’à l’exemple de Démosthène il s’était entraîné à parler, des cailloux dans la bouche, avec pour résultat ce curieux débit de voix. D’autres ont cru que Jouvet souffrait d’un bégaiement dont il n’avait pu se guérir qu’en apprenant à peser ainsi sur les mots. Cette piste partait d’un fait vérifié : pour sa première apparition au théâtre, dans un spectacle de Copeau, Jouvet avait effectivement tenu le rôle d’un bègue. Mais ce n’était que du théâtre ! Jouvet parlait de cette manière, et c’est tout. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an, et depuis toujours. De ce qui aurait pu être un défaut, il avait fait une formidable arme de scène. C’est le privilège des très grands : ils apprivoisent la fatalité et donnent l’illusion d’en avoir fait le choix. Avec Jouvet, on ne savait plus où était l’acteur et où était l’individu. Ils étaient en représentation permanente. Ainsi, dans ce grand corps un peu mécanique, surmonté d’une tête de prêtre mongol, qui arpentait devant moi son petit bureau de l’Athénée, je ne crois pas avoir vu Louis Jouvet mais le docteur Knock. La représentation continuait, et j’avais juste l’impression délicieuse qu’elle m’était exclusivement destinée. Avoir Jouvet pour soi tout seul, quel beau cadeau !
A l’Athénée, le « patron » occupait un petit appartement auquel on accédait par un étroit escalier, après avoir eu le feu vert de sa secrétaire, Marthe Herlin, une femme qui se dévoua tant au théâtre qu’à la fin de sa vie elle aurait pu remplacer l’éclairagiste, le régisseur, ou même le metteur en scène. Elle protégeait Jouvet des raseurs, et éloignait les importuns, lorsque ce séducteur entrait en conclave avec une dame, sur le petit divan qu’il avait aménagé dans son bureau, afin de «se reposer».
Pour le reste, la pièce était plutôt austère, avec des rayons entiers de bibliothèque à la place des habituelles affiches et photos dédicacées. On eût dit davantage l’antre d’un écrivain que le boudoir d’un comédien célèbre. Pour retrouver le théâtre, il fallait passer à côté, dans sa loge, entre le miroir où il se maquillait avec un soin extrême et ses costumes de scène. A cette époque, il préparait L’École des femmes… »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *