Rendez-vous à cinq heures avec une question

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Mais pourquoi le roman ?
par Lorenzo dell’Acqua

Il y a quelque chose de faux dans la plus belle expression dont soit capable l’être humain, à savoir la littérature, poèmes ou romans ou autres. Faux, parce que jamais l’homme ne fonctionne de façon huilée, policée, cohérente, comme se doit de fonctionner un bon roman. L’homme fonctionne par « images » ou « impressions » successives, chacune en appelant une autre sans qu’il soit capable de dire comment et pourquoi il en est arrivé à la dernière, la seule qui compte pour lui, celle qu’il va assumer, adopter et à laquelle il va croire dur comme fer.

Mais comment en est-il arrivé à penser une chose pareille ? Lui-même ne se le demande jamais. Le roman est exactement l’inverse : il doit être cohérent et compréhensible. La fin doit être la conclusion logique de ce qui a été exposé auparavant. Chez l’homme, il n’en est pas toujours ainsi, bien au contraire. Pourquoi en est-il arrivé à faire cette bêtise dont il sait pertinemment à froid que c’en est une ? Aucun roman ne peut restituer de façon crédible son cheminement aberrant pour ne pas dire stupide.

La difficulté est de restituer le fonctionnement incohérent des hommes sans tomber dans le comportement psychiatrique comme cela me semble être le cas de Bartleby. Proust est en ce sens celui qui a approché au mieux le comportement des hommes en détaillant l’infinité des touches qui composent le tableau de ce qu’il est ou pense. Freud est celui qui a approché au plus mal ce comportement que rien, pas même la psychanalyse, ne peut expliquer car il est imprévisible et non reproductible (l’inverse se saurait).

Je crois que les neurosciences donneront raison à Proust et non à Freud.

Chez l’homme, ce qui relève de la connaissance scientifique, raisonnements et conclusions, fonctionne de façon cohérente. On peut lui appliquer les règles de la logique.

Mais tout ce qui relève du comportement et de la psychologie fonctionne différemment parce que notre conscience ne maitrise ni les fonctionnements ni les dysfonctionnements de l’ordinateur hallucinant qu’est notre cerveau qui, en matière de mémoire, essaie de réunir des informations éparpillées dans un domaine aussi vaste que le Sahara. Elle parvient, parfois avec beaucoup de difficultés, à nous présenter une version plus ou moins acceptable qui est toujours construite de façon aléatoire avec des chose vraies et des choses, non pas fausses, mais recrutées dans d’autres histoires qui n’ont rien à voir.

Le roman nous plait, et nous séduit parce qu’il montre des comportements que nous n’avons pas eus ou que nous n’avons pas été capables d’avoir : plus courageux, plus téméraires, plus héroïques ou, au contraire, encore plus lâches, plus peureux, plus minables que les nôtres. Est-ce bien, est-ce mal, ce n’est pas la question. L’intérêt du roman est d’ouvrir le champ des possibilités, positives ou négatives, même si en pratique, ou plutôt justement parce que, nous ne pourrons jamais revenir sur celle, discutable, que nous avons choisie.

Sur les conseils d’un véritable ami, Lorenzo avait enfin décidé d’écrire un roman. Ce dernier l’avait convaincu, ultime traîtrise, que son style était devenu enfin acceptable grâce à lui, ce qui n’était pas faux, et qu’il disposait sur un plateau d’une pléthore de personnages hauts en couleurs qui allaient faire, non pas des héros, faut pas déconner, mais les personnages idéaux d’une intrigue bourgeoise et décadente un peu décousue et sans le moindre fil conducteur. Lorenzo, humble et respectueux des ainés, avait fini par acquiescer bien qu’il n’eût à ce moment-là pas la moindre idée d’un scénario qui tienne la route. Quant aux personnages que Ph. lui avait proposés, il s’agissait des lecteurs de son JdC, un cheptel pas né de la dernière couvée, soi-dit en passant. Difficile de faire une histoire captivnate  avec des personnages dont le plus jeune venait de fêter ses soixante-quinze ans.

Addendum

En raison de l’incompréhension pour ne pas dire de la réprobation que nous avons cru déceler chez les lecteurs du JdC dont le silence assourdissant en est une preuve indirecte mais irréfutable, il nous a semblé nécessaire d’apporter des explications à nos propos polémiques sur le roman. Le plus simple est de prendre un exemple concret connu de tous et tiré des célèbres Corneilles qui générèrent en leur temps un torrent de mécontentement de la part des lecteurs parce que l’auteur s’était permis d’attribuer à leur héros bienaimé, l’écrivain Ph., un rôle de criminel, même avorté.

Je partage leur surprise car le comportement de Ph. est effectivement irrationnel ; rien dans sa biographie sage comme une image ne permet de soupçonner chez lui un passage à l’acte criminel qui plus est envers un de ses proches amis. Issu d’un milieu bourgeois et catholique pratiquant du cinquième  arrondissement, élève dans un des lycées les plus réputés de Paris, bénéficiant depuis son enfance d’une location à l’année d’un bateau à voile sur le bassin du Luxembourg, reçu major à l’une des plus grandes écoles scientifiques de France, propriétaire à vie d’une table orientée plein sud à la terrasse ensoleillée du Cyrano, mariée à une future Sainte, expert en demi-pressions rouges ou blancs, héritier d’un château fort dans le bas de l’Aisne, lauréat du Prix Goncourt 2026 et élu à l’Académie Française la même année, en attente du Prix Nobel de Littérature comme Malraux, Hemingway et Modiano, Ph. n’a aucune raison œdipienne d’après notre consultant Sigmund F. de commettre un tel crime vis-à-vis de Lorenzo qui n’a pas non plus l’âge d’être son père (loin de là). Rien dans son passé ne permettait de le prévoir, et en tout cas pas les broutilles conservées aux archives la PJ du quai des Orfèvres.

Et c’est bien là où je voulais en venir. Le comportement inattendu de Ph. dans les Corneilles ne l’est que selon des critères classiques du roman, mais, dans la vraie vie, en tout cas la mienne, il est banal et courant. En effet, tous les hommes et les femmes aussi respectables que Ph. sont capables de commettre un jour de manière imprévisible ce type d’acte démentiel échappant au raisonnement logique de tout un chacun. Me suis-je bien fait comprendre ?

Venant à l’appui de mes propos, j’ai trouvé dans la littérature trois histoires qui échappent à la plus élémentaire logique romanesque et qui décrivent pour une fois des comportements humains imprévisibles et incohérents comme on en voit tous les jours dans la vraie vie :

  • Augustin Meaulnes, le modèle du gendre idéal, s’enfuit après sa nuit de noces sans même avertir la future maman. Quand il reviendra enfin chez lui, son infortunée épouse sera déjà morte depuis deux ans. Au passage, on se demande ce qu’il a bien pu fabriquer pendant tout ce temps mais le roman ne le dit pas.
  • Wilfrid d’Ivanhoé est fou amoureux comme moi de la sublime Rebecca (Elisabeth Taylor) mais il lui préférera sa fiancée blonde et frigide qui ne rigole jamais. Impensable, non ?
  • Dans César et Rosalie, l’héroïne, une mère célibataire plus toute jeune et au chômage depuis le début du roman, envoie balader ses deux prétendants fortunés pour aller aux USA retrouver qui, personne ne le sait, mais sans SECU ni aide médicale ! Absurde et imprudent à son âge.

Lorenzo dell’Acqua

Une réflexion sur « Rendez-vous à cinq heures avec une question »

  1. Comme nous le fait remarquer notre bienaimé Rédacteur en Chef dans son excellent article du 21 septembre 2023, cela fait gagner un temps fou d’être en même temps l’auteur et le critique de ses propres œuvres. Ayant bien, et vite, compris la leçon, je m’empresse de vous recommander celui remarquable de Lorenzo dell’Acqua paru le 20 septembre 2023 qui ne prétend en aucun cas nous inculquer une quelconque réflexion définitive sur le roman, bien au contraire, puisque son but est de susciter un dialogue avec les éminents lecteurs du blog qui en ont vu passer d’autres, dont des très vertes et des pas mûres du tout. Merci de votre compréhension et de bien vouloir commenter mon article qui n’était qu’une interrogation comme vous l’aviez évidemment deviné. L’absence du moindre commentaire au bout de 24 heures est compréhensible bien que difficilement acceptable dans la mesure où un délai de réflexion d’une semaine nous semble médicalement incompressible pour formuler une réponse digne du JdC au delà d’un certain âge.

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