Les corneilles du septième ciel (45, 45bis et 45ter)

Chapitre 45

Mais pourquoi interrompre déjà le vol des Corneilles ? Cette supplique de son éditeur n’attrista pas Lorenzo, elle l’anéantit. Avant même que Lariégeoise ait évoqué avec une intuition remarquable la similitude entre les Corneilles et Ulysse, Lorenzo pensait déjà que cette histoire pourtant imposée ne pouvait en aucun cas s’arrêter de sitôt. D’abord, l’expérience le passionnait et la vie de ses personnages ne faisait que commencer ; certains avaient à peine dépassé la trentaine alors qu’aujourd’hui, grâce aux progrès de la médecine, on pouvait envisager de les faire durer jusqu’à quatre-vingts, voire quatre-vingt-dix ans. Et puis, sur un plan pratique, il s’agissait du meilleur anti-dépresseur possible.  Quand son éditeur lui demanda avec une grande délicatesse de mettre un terme à ses Corneilles, Lorenzo venait de commencer à écrire le passage à la maturité de ses personnages.

L’expression choisie par Lariégeoise pour définir son travail lui semblait adaptée. C’était bien un work in progress puisqu’il n’avait pas la moindre idée de son chapitre suivant quand il s’installait devant son ordinateur. On était loin des concepts abscons d’Italo Calvino dans : Pourquoi faut-il lire les classiques ? Afin de se perfectionner, Lorenzo avait tenté de le lire mais il ne parvint pas à dépasser la deuxième page de chaque chapitre. Ce charabia indigeste prétendait nous expliquer pourquoi un chef d’œuvre littéraire en était un. Même s’il était respectable, son discours didactique reposait sur son interprétation personnelle et ne concernait que lui. Et, pire encore, il ne parlait jamais de ce qui en avait fait un chef d’œuvre à nos propres yeux, son charme.

Le titre de ce livre aurait dû être, selon lui, Pourquoi ne faut-il pas lire les classiques ? car il risquait de nous en dégoûter plutôt que de nous donner envie de les lire même si l’auteur s’entourait de précautions oratoires pour atténuer  l’impression désastreuse du « Moi, je pense que … ». Autre lacune de son propos, il ne faisait jamais allusion au moment où l’œuvre était lue : non seulement l’âge du lecteur comptait mais aussi l’époque. Les Chouans de Balzac, un chef d’œuvre pourtant incontesté, était devenu avec le temps un roman de science-fiction à l’envers dont les personnages nous semblaient être des extra-terrestres sans la moindre crédibilité. Le chapitre sur Hemingway, un bel exemple de l’art de dire n’importe quoi et son contraire, demeurait le plus choquant à ses yeux.

Mais pourquoi stopper les Corneilles qui étaient encore en rodage ? Commencé sur ordre de son éditeur, cet incipit l’avait d’abord amusé bien qu’il n’en avait pas saisi le principe. Ce n’est pas un seul chapitre qu’il rédigea, mais, s’étant pris au jeu, une demi-douzaine qui furent oubliés dans un tiroir. Les premiers ne lui posèrent aucune difficulté mais, vers le dixième, il constata avec effroi qu’il n’avait plus la moindre idée. Comment trouver une suite à cette histoire qu’il avait naïvement menée dans une impasse ? Et c’est là qu’il découvrit la magie de l’écriture. Devant le clavier de son portable ou en pleine nuit d’insomnie, lui venait toujours une porte de sortie inespérée. Et cette suite, il faisait tout son possible pour la rendre à peu près cohérente car il était obnubilé par la crédibilité, y compris dans la fiction. Ainsi, sans rencontrer de réel obstacle durable malgré quelques sorties de route compréhensibles chez un néophyte, il avait pu continuer à raconter les vies de plusieurs personnages que la contrainte littéraire réussissait à faire s’entrecroiser dans une histoire, reconnaissons-le, parfois sans queue ni tête. Loin de lui l’idée de faire une auto-analyse à moindres frais. Non, à l’opposé du narcissisme de la plupart des écrivains, sa démarche évoquait non seulement sa vie mais aussi celle de ceux qu’il avait croisés et appréciés. Comme il n’en était qu’au début de cette aventure, cela ne pouvait pas se faire sans quelques ratées.

« Mais pourquoi interrompre le vol de mes Corneilles ? ». Lorenzo pensait que la spontanéité de son écriture, débarrassée des règles et des contraintes dont il ignorait l’existence, était susceptible de satisfaire la curiosité proverbiale des lecteurs impartiaux du JdC. Comme le réclama sans ambages Lariégeoise lors de l’Assemblée Générale, un référendum s’imposait.

Chapitre 45 bis

COMMUNIQUE DE PRESSE

Les résultats sans équivoques du réferendum* étant tombés hier soir vers vingt-trois heures, nous informons nos chers lecteurs qu’ils ne verront plus passer de corneilles dans leur septième ciel.

Nb d’inscrits : 101

Nb de votants : 100

Pour les Corneilles : 1

Contre les Corneilles : 2

Bulletins blancs : 97

 *Dans les statuts du JdC publié au JO du 01/01/2012, nous vous rappelons qu’en vertu de ses responsabilités de Rédacteur en Chef Bienaimé, Ph. C. possède deux voix.

 Chapitre 45 ter

COMMUNIQUE DE PRESSE

Suite à une plainte déposée par madame Chantal-Milena Davidovitch auprès du Procureur de la République, le résultat du référendum organisé dans la hâte par le JdC pour se débarrasser d’un auteur prometteur vient d’être cassé en raison d’un vice de forme grossier : en effet, la voix de René-Jean en faveur des Corneilles n’a pas été comptabilisée à cause d’un retard de six heures correspondant au décalage horaire entre la France et le Canada. Un nouveau référendum ne pourra être organisé avant le premier juin 2024, délai réglementaire légal impossible à réduire.

Réjouissez-vous, chers lecteurs car vous allez pouvoir continuer à découvrir  tous les jours les aventures passionnantes et rocambolesques de vos Corneilles adorées pendant six mois sans que la Rédaction du JdC ne puisse y faire opposition.

A SUIVRE ??????

Lorenzo dell’Acqua

NOTE DE L’ÉDITEUR

Pour répondre à une question qui m’a déjà été posée par plusieurs lecteurs du JdC, une question qui brûle les lèvres des autres à l’exception de ceux qui sont familiers de ma façon d’écrire et de mes thèmes favoris, je tiens à préciser que ni Lorenzo, ni Lorenzo dell’Acqua ne sont de mes pseudonymes et que je ne suis pas l’auteur des “Corneilles du septième ciel”, ni de tout autre texte, critique, aphorisme, calembour et autre contrepèterie signée Lorenzo, Lorenzo dell’Acqua ou Lorenzaccio.
Par ailleurs, les aventures, accidents, analyses, analepses, avatars, avanies et apothéoses que vivent les personnages des « Corneilles » et en particulier les dénommés Philippe, Philippe 1, Philippe C et assimilés n’ont rien à voir avec ma propre existence. Qu’on se le dise ! 

6 réflexions sur « Les corneilles du septième ciel (45, 45bis et 45ter) »

  1. Mes Corneilles ne sont pas faibles, elles sont légères.

  2. C’est bien là la faiblesse des Corneilles. Je rappelle que Bernard de Fallois, éditeur, avait résumé ainsi À la recherche du temps perdu : « Marcel veut devenir écrivain. »
    3000 pages, 4 mots

  3. Résumer les Corneilles en 200 mots et y introduire les mots abscisse et esperluette serait plus difficile que de résumer la Recherche en 100 et y introduire les mots pipi-caca et caca-boudin.

  4. Moi je veux bien qu’elles volent encore un peu, les corbeilles, à la condition que Lorenzo fasse un résumé des 50 chapitres précédents en moins de 200 mots et que ce résumé inclue deux fois les mots abscisse et esperluette.

  5. Voilà qui est clair et convaincant. Merci Jim.
    PS : en ce qui concerne les fientes, l’ancien gastroentérologue connait des solutions efficaces. Ne t’inquiète pas.

  6. Depuis la loi du 14 février 2014, en France les bulletins blancs sont décomptés mais n’entrent pas dans le résultat d’une élection ou d’un référendum. À la différence d’une abstention qui s’explique généralement, date d’ouverture de la pêche par exemple, le bulletin blanc est une manifestation, mais de quoi? Les politologues de tous bords, les exégètes de la sociologie et des sondages, ma concierge et mon coiffeur, sont tous d’accord pour dire que s’il est effectivement difficile d’interpréter la raison pour laquelle un électeur lambda qui prend la peine de se rendre au bureau de vote au prix où est l’essence de nos jours met dans l’urne un bulletin blanc, il doit bien y avoir une raison, est-ce par incapacité à choisir, est-ce par lâcheté et s’en remettre aux autres, est-ce la volonté de bien marquer son indifférence et son contentement avec l’un ou l’autre résultat, est-ce un geste politique, mais lequel? En conclusion, le résultat du referendum à propos des Corneilles est incompréhensible: 101 électeurs, une abstention (c’est encore Ratinet), 97 bulletins blancs soit 97% de j’m’en-foutistes, 3 votes exprimés dont 2 soit 66,7% contre les Corneilles (dont 1 qui est probablement l’autre Ratinet, pas celui de l’Afrique, celui de la rue de Rennes), moi je dis et je l’écrit que tout ça ne rime à rien, que c’est de, la foutaise, et je conclus qu’à la lecture du chapitre 45 au style parfaitement convaincant, les Corneilles peuvent continuer leur vol à condition qu’elles ne fientent pas sur ma voiture. (Oui j’ai voté blanc, le blanc du « Gwen ha du » breton, encore que j’aimais bien la croix noire sur fond blanc de l’ancien emblème des chevaliers bretons, le « Kroaz du »)

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