Chapitre 33
Les Trente Glorieuses ne le furent guère plus pour Fontenay-le-Comte que pour Joigny-le-Pont. Non seulement tous les commerces de première nécessité disparurent du centre-ville mais les stations-service désormais désaffectées étaient devenues des repères de chiens errants. Myriam pensa à juste titre que son beau chevalier allait avoir du mal à trouver un magasin où acheter ce dont il avait besoin et en particulier un cheval. Elle lui proposa l’aide de son jardinier :
- Ne voulez-vous pas que mon fidèle Wamba vous accompagne dans cette ville aux rues mal famées ?
- Si, bien sûr, et d’ailleurs j’ai besoin d’un écuyer pour m’accompagner au tournoi d’Ashby.
Elle expliqua à Wamba l’ampleur du problème et lui demanda de ne pas quitter Lorenzo avant l’arrivée du SAMU. Le chevalier et son écuyer empruntèrent la rue des Loges où personne ne se retourna sur leur passage pour la bonne et simple raison qu’il n’y avait plus personne dans cette rue jadis commerçante depuis la fin des années soixante-dix. Trouver un bazar dans les rues désertes de Fontenay était plus compliqué que de trouver une aiguille dans une meule de foin. Fort heureusement, l’arrivée de la camionnette rouge du SAMU mit fin au calvaire de Wamba. Deux jeunes pompiers s’emparèrent du beau chevalier qui n’offrit qu’une résistance de principe et s’inclina en raison de leur effectif disproportionné. Il les accusa des pires turpitudes et en particulier d’être de vils normands à la solde de l’usurpateur le roi Jean puis il s’enferma dans un mutisme aussi buté que bienvenu.
Par un hasard étonnant, il fut hospitalisé à Poitiers dans le service où Françoise Maignan était assistante. Bien qu’il réclamât sans arrêt la présence de sa bienfaitrice Myriam à ses côtés, il ne sembla pas insensible aux charmes de Françoise qu’il appelait Rowena en souvenir d’un flirt un peu appuyé au collège de Nottingham. Le service des admissions s’inquiéta des informations administratives qu’il leur avait données. Il prétendait s’appeler Wilfrid d’Ivanhoé, être le fils de Cédric le saxon et résider quelque part dans la forêt de Sherwood dont le shérif était un de ses vieux ennemis et pourrait si besoin confirmer ses dires.
Lorenzo souffrait d’un syndrome de dépersonnalisation, un trouble psychiatrique d’origine traumatique bien connu des spécialistes. Le retour à un état normal passait par les électrochocs que Françoise refusait de faire subir à ses patients. Son chef de service, un chasseur de ragondins réputé dans le département, imposa cette thérapeutique malgré ses réticences. Consciente que la suite de sa carrière en dépendait, elle accepta à contre cœur. Lorenzo les supporta à merveille mais c’est à son réveil que les choses se compliquèrent. L’intéressé ne se prenait plus pour Wilfrid d’Ivanhoé mais pour Augustin Meaulnes.
Le patron de Françoise, un pragmatique comme il n’en existe plus, la rassura en lui affirmant que le résultat était tout de même très satisfaisant puisque le délire du patient se situait désormais au début du XX ème siècle. Françoise en convint mais lui fit remarquer qu’il n’en continuait pas moins à délirer. Pour les psychiatres, la plus ou moins grande ancienneté de la période où se situait le délire était un critère de gravité. Gagner huit cents ans en une seule séance d’électrochocs constituait donc une réelle victoire sur la maladie et une avancée prodigieuse dans la compréhension de ce type de trouble. Concrètement, le nouveau délire de Lorenzo n’en posait pas moins de problèmes.
Et ne parlons pas du désarroi des admirateurs d’Ivanhoé et du Grand Meaulnes pour lesquels la situation ne s’améliorait pas non plus d’un pouce. Les surréalistes n’avaient-ils pas clamé haut et fort qu’il ne fallait surtout pas lire une littérature aussi mièvre que celle d’Alain-Fournier ? La polémique ne risquait pas de trouver une solution car il était devenu difficile de trouver un surréaliste encore vivant et capable de discuter.
COMMUNIQUE
En raison de l’émotion considérable suscitée en France et dans le monde entier par la suspension en plein vol des Corneilles et de l’abondant courrier des lecteurs indignés qui menacent de ne pas renouveler leurs abonnements, le JdC s’est vu dans l’obligation de porter l’affaire devant les tribunaux. En vertu du contrat signé devant Maître Toussaizeux et quelques demi-pression le samedi 22 octobre à la terrasse ensoleillée des Deux Mitros, le JdC s’autorise à exercer son droit de demi-pression sur Lorenzo dell’Acqua afin que les Corneilles poursuivent leur vol au moins jusqu’au chapitre 100.
Interrogé à la sortie du Palais de Justice, Maître La Charrue, l’avocat de Lorenzo dell’Acqua, s’est refusé à tout commentaire mais a tenu a rassuré les abonnés du JdC avec cette formule lapidaire dont il a le secret : « Pas de corbeille pour les Corneilles ». Affaire à suivre, donc …