Les corneilles du septième ciel (24)

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Chapitre XXIV

Prétextant un stage dans le service de Neurologie du Professeur Gibert à La Salpêtrière, Françoise Maignan se rendait une fois par semaine à Paris. La vérité oblige à dire qu’elle n’y mettait jamais les pieds. En réalité, elle retrouvait son ami Annick avec laquelle elle faisait de longues promenades sur les quais. Elles avaient acheté la carte d’abonnement à Batobus, une véritable aubaine et pas seulement économique. Pour une somme modique, les deux jeunes femmes pouvaient se balader toute l’année sur la Seine et sans aucune limitation de temps. Au soleil sur le pont arrière du bateau, elles regardaient défiler les quais de Paris depuis la Tour Eiffel jusqu’au Jardin des Plantes dans un sens puis dans l’autre et sans la moindre lassitude.

Quand Annick était en mission à Doura Europos avec son compagnon, il arrivait à Françoise de proposer une tasse de thé à Philippe II, le sympathique écrivain rencontré au Flore. Bien qu’elle ne soit pas parvenue à obtenir le rôle principal dans son dernier roman, Françoise, pas rancunière, aimait discuter avec lui à la terrasse du Cyrano. Ce café, situé devant les grilles du Jardin du Luxembourg, était de loin le préféré de l’écrivain. Il prétendait même ne trouver l’inspiration qu’à sa terrasse ensoleillée. Son incapacité à s’en éloigner plus d’une semaine amusait Françoise. Elle l’attribuait non pas à des impératifs littéraires mais à son attachement excessif à sa maman qui l’emmenait tous les jeudis après-midi de son enfance faire naviguer son beau bateau sur le grand bassin. C’était là aussi qu’il séduisait sans la moindre difficulté ses matelots exclusivement féminins. Son meilleur copain d’alors cachait bien sa jalousie que Philippe ne soupçonna jamais. Elle explosera pourtant soixante-dix ans plus tard à l’occasion d’un malentendu anodin sur la différence entre la thèse et le roman. Il fit part à Philippe de ses griefs qui avaient gâché sa vie malgré plusieurs psychanalyses et un exil aux antipodes. Même là-bas, les succès de son tortionnaire avaient continué à hanter ses jours et ses nuits.

En plus de sa tendance dépressive à chaque éloignement du Jardin de son enfance, Philippe souffrait depuis quelque temps d’une paralysie de la lecture. Un comble pour un écrivain ! Cette phobie, car c’en était devenu une, avait débuté avec le roman d’un ami dont il ne put dépasser la dixième page puis elle gagna bientôt toutes les sortes de fictions. Lui qui avait dévoré dans ses jeunes années des bibliothèques entières, comme celle de Karen Blixen au Kenya, vivait mal cette infirmité. Un écrivain qui ne lisait pas, c’était, à ses yeux, pire qu’un compositeur de musique sourd. Il essayait d’en comprendre les raisons mais ses interprétations très avantageuses pour son ego ne faisaient pas l’unanimité.

Il tenta néanmoins d’en donner l’explication à Françoise, fruit de ses longues matinées de réflexion à la terrasse ensoleillée du Cyrano. A vingt ans, lui dit-il, la fiction nous enthousiasme parce qu’elle ouvre grand la fenêtre sur les possibilités infinies de la vie à venir. Certaines ne nous plaisent pas, d’autres nous séduisent mais la plupart ne se réaliseront jamais. Quand elles ne sont plus que des regrets, elles alimenteront, au propre comme au figuré, les écrivains comme lui. Après la soixantaine, les fictions viennent nous rappeler sans ménagement nos velléités, nos échecs et nos espoirs déçus. Et alors, de deux choses l’une : ou bien on n’en a pas conscience et on continue à en lire, ou bien on en a conscience et on préfère s’arrêter au bord du gouffre, comme lui …

Philippe se demandait si la lecture de fictions n’était pas aussi une façon d’échapper à notre vie personnelle truffée d’inconscientes frustrations. « Rêve-t-on d’une autre vie quand la sienne en avait été un ? » disait-il. D’aucuns trouvaient ce charabia indigeste mais lui considérait que ce néologisme abscons expliquait bien son désintérêt pour les fictions.

Une troisième raison moins personnelle l’éloignait désormais des fictions. Pourquoi inventer des histoires alors que la vie de tant de gens était un véritable roman ? Quel destin extraordinaire que celui de ces hommes et ces femmes partis de si bas ou de si loin et parvenus aux sommets ! Bonaparte, Jeanne d’Arc, Rimbaud, Gary, Aznavour, Joséphine Baker, Montand, Depardieu, étaient ses exemples favoris. Son goût des histoires « vraies » l’avait attiré d’abord vers les biographies puis des biographies aux livres d’Histoire. Et, de manière assez logique, il s’était intéressé à ses mensonges et à ses anathèmes dont certains perduraient encore de nos jours. C’est Napoléon qui avait donné la meilleure définition de ces fake news : « L’Histoire est une suite de mensonges sur lesquels les hommes se sont mis d’accord ». Des mystifications honteuses l’indignaient comme, dans un passé récent, le voile jeté sur les crimes du communisme, les massacres de Mao et les exactions ignobles de l’épuration en France. Ces mensonges avaient fait en leur temps les affaires de certains et n’avaient pas toujours ou pas encore été dénoncés.

Bien sûr, la politique ne pouvait pas être innocente et même De Gaulle avait menti. Pendant l’après-guerre, il flatta les communistes pour les amadouer comme le fera plus tard Mitterrand avec le programme commun de la gauche. Il avait menti aussi à propos de la colonisation qu’il s’apprêtait à transformer en décolonisation, un phénomène inévitable que seuls les aveugles contestèrent. L’Histoire avait aussi relégué au rang de proscrits des personnages qui ne le méritaient peut-être pas comme Henri III et Giscard d’Estaing, le dernier Président de la République ayant eu un budget en équilibre. Inversement, et en dehors de toute interprétation woke, certains criminels flattant l’orgueil national continuaient à jouir d’une réputation injustifiée.

Bien qu’elle n’eût aucun rapport avec ce qui précédait, la suite de ses réflexions concernait la fonction de la littérature. Il avait constaté que ses succès dépendaient non seulement de la qualité et de l’intérêt des écrits mais aussi de la perception des lecteurs qui ne correspondait pas toujours à la pensée des auteurs. On pouvait donc se demander quelle était la part prépondérante dans le succès d’une œuvre : sa qualité intrinsèque ou son adéquation à la sensibilité d’une époque ? Cette question était selon lui sans réponse. Cependant, la littérature jouissait d’une vertu dont il était certain : la satisfaction pour les écrivains de se parler à eux-mêmes, ce qui n’était pas donné à tout le monde.

Ses propos rappelaient à Françoise ceux de son ami photographe qu’elle revoyait aussi lors de ses séjours à Paris. Depuis l’âge de quinze ans, Lorenzo lisait toujours le même roman. Il ne se souvenait pas qui le lui avait conseillé : son père ou son professeur de français en sixième au lycée Montaigne ? Le Grand Meaulnes était à La Recherche du temps perdu ce que le steak tartare était au tournedos Rossini : une sorte d’épure de la vie, une aventure banale transposable dans tous les milieux et tous les pays, l’histoire de l’homme, de ses choix, de ses faiblesses, de ses utopies, de ses mensonges, de ses erreurs. De nombreux lecteurs et même des critiques n’y voyaient qu’une jolie histoire d’amour ce qui le mettait hors de lui car les femmes n’existaient pas dans ce roman. Mères, fiancées, épouses, filles, maîtresses, à peine esquissées, n’exercent aucune influence déterminante sur le comportement des personnages masculins. Hélas, constatait-il avec amertume, le féminisme actuel risquait de porter un coup fatal à ce formidable roman d’initiation !

A ses yeux, La vie devant soi, de Romain Gary, en réalité une autobiographie, présentait la même originalité mais inversée car ici c’est le père qui n’existe pas. Moralité : échec complet dans le premier, réussite exceptionnelle dans le second. Lorenzo en avait tiré une conclusion toute personnelle : il valait mieux grandir sans père que sans mère.

Françoise ne partageait pas sa conclusion qu’elle jugeait manichéenne et erronée dans la mesure où Romain Gary s’était finalement suicidé. Lorenzo lui fit remarquer qu’au moment de la rédaction de La vie devant soi, il ne l’était pas encore.

A SUIVRE 

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