Les vieilles gloires oubliées

Jean Benguigui… Là, tout de suite, comme ça, son nom ne vous dit peut-être rien, mais si je vous montrais sa photo ou si je vous faisais entendre sa voix, vous le reconnaîtriez immanquablement. Il fait partie de ces comédiens de second ou de troisième rôle qui forment la base d’un cinéma national. Sans ce genre de comédien, il n’y aurait que des stars et quoi de plus ennuyeux que les films où ne figurent que des stars ?

Jean Benguigui, c’est notre Joe Pesci à nous, notre Danny DeVito, notre Walter Brennan. C’est le Noël Roquevert de notre époque, le Marthe Villalonga du sexe opposé.
Son physique et son accent (si vous ne l’avez plus en tête, sachez qu’il est petit, plutôt gros, juif et pied-noir), l’ont cantonné le plus souvent à jouer des personnages bien marqués, mais il les a incarnés de toutes les façons possibles, drôle, populaire, dramatique, méchante, vicieuse… Moins marqué par ses origines, peut-être aurait-il été Bernard Blier ?

Pourquoi vous parlé-je de Benguigui ? Parce que l’autre jour, lui et moi avons déjeuné à deux tables voisines dans un restaurant du Boulevard Arago. Il ne m’a pas reconnu (comment l’aurait-il pu ?) mais moi, oui. Il m’a paru bien vieux, tassé sur sa chaise de restaurant, et bien calme aussi, en comparaison des rôles énervés auxquels il nous a habitué. Mais je l’ai quand même reconnu, tout gris, un peu tassé. (Mon Dieu, j’espère qu’il ne me lira pas ; comment le pourrait-il d’ailleurs ?) Comme il déjeunait avec sa femme (sans doute) et son petit-fils (probablement), je n’ai pas voulu le déranger. Mais lorsque qu’après avoir quitté nos tables presque en même temps et nous être retrouvés sur le trottoir, je n’ai pu m’empêcher de l’aborder. Je voulais éviter de lui dire quelque chose de banal comme le traditionnel « j’aime beaucoup ce que vous faites » (que j’ai déjà sorti à Didier Bénureau (mais si, vous le connaissez !), qui m’avait répondu : « Et alors ? »). Je me suis donc lancé dans un truc plus original : « Monsieur Benguigui, je vous ai toujours beaucoup aimé au cinéma. »

Moi, ça me faisait plaisir de lui dire ça, et en même temps je me disais qu’à lui aussi, ça lui  ferait plaisir de voir qu’il n’était pas oublié. Donc :
« Monsieur Benguigui, je vous ai toujours beaucoup aimé au cinéma.
— Mais je tourne encore, vous savez ! me répondit-il sur un ton à la fois très aimable et légèrement teinté de reproches.
— Ah, lui dis-je sur un ton joyeux, mais c’est formidable, ça ! »
Ma réplique se voulait amicale mais, très involontairement, croyez-moi, elle sonnait un peu comme « mais c’est formidable pour un homme de votre âge ! »
Et, bêtement, automatiquement, je poursuivis : « Et dans quoi ? » Ma réplique était de pure politesse, mais elle sonna un peu comme si j’avais dit : « Ouais, ouais, c’est cela, oui ; prouve-le si tu peux… »
Il me répondit vaguement : « Eh bien, en juin, dans une série et puis à la rentrée, un film… »
« Ouais, ouais, c’est cela, ne pus-je m’empêcher de penser. C’est le problème avec ces très vieux comédiens, ils ne veulent pas admettre qu’il y a longtemps que c’est fini pour eux.
Comme il faut être charitable avec les vieillards, je lui dis « Eh bien bravo. Et passez une bonne journée. Au revoir, Monsieur. »
Je le regardai s’éloigner en trottinant pour rattraper sa femme et son petit-fils qui remontaient le boulevard vers la rue de la Santé.

De retour chez moi, je demandai à Wikipédia de me rafraîchir la mémoire sur la carrière de Jean Benguigui et là, j’ai appris trois choses sur le vieillard oublié :
— il a tourné énormément de séries télévisées. Il a donc été vu par des millions de téléspectateurs et il doit être habitué à être reconnu à tous les coins de rue.
— Il est parti en tournée avec une pièce de Patrice Leconte, Le Canapé, il y a moins de deux ans.
— Il a deux ans de moins que moi.

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