La Tour Eiffel qui penche (2/5)

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(…) En fait, elle ne penche que d’un côté, comme la Tour de Pise, et c’est vers la Seine, vers le Trocadéro, et pour tout dire, vers le nord. » Cette victoire de la logique pure sur l’obscurantisme était rassurante en soi, mais il n’en demeurait pas moins que la Tour Eiffel penchait. Et ce n’était pas normal. C’était même inquiétant. Mais que faire ? La question se posait avec acuité. Et l’acuité, le petit photographe de chez Yvon n’aimait pas beaucoup ça.

2. L’annonce faite à Verdurin

Fallait-il ne rien dire à personne, utiliser les outils les plus sophistiqués de Photoshop pour arriver à redresser la Tour Eiffel tout en gardant leur horizontalité aux pelouses du Champ de Mars, et, la série achevée, rentrer à Beuzeville en Auge vivre entre ses parents le reste de son âge en attendant que le Service de Contrôle de la Conformité des Bâtiments Nationaux à leur État Descriptif ne constate l’anomalie et ne prenne les dispositions nécessaires pour en informer les autorités compétentes ? À Gérard, arrière-petit-fils d’Aristote Ratinet, celui-là même qui, au début du siècle dernier, s’était couvert de gloire en menant l’équipe de Beuzeville en Auge jusqu’à la finale du concours national de manille parlée, une telle attitude parut inacceptable. Il y renonça.

Fallait-il rapporter la chose à son supérieur hiérarchique immédiat et se décharger ainsi de toute responsabilité dans le suivi de l’évènement ? Le fait que son supérieur hiérarchique immédiat était ce con de Cottard lui fit également renoncer à cette solution. Il formula ce renoncement en marmonnant pour lui-même la vieille devise des Ratinet : « Plutôt crever, oui ! »

Fallait-il se rendre au Commissariat le plus proche pour signaler la chose au gardien de garde et risquer ainsi de se voir accuser de ‘’colportage de fausses nouvelles de nature à alarmer la population dans le but troubler l’ordre public‘’ ? Sans parler de la possibilité d’une incarcération immédiate pour ‘’outrage à fonctionnaire détenteur de l’autorité‘’ ? Un Ratinet en prison ! Ce serait vraiment trop de honte. Et il réitéra le précepte familial : « Plutôt crever, oui ! »

Restait la Presse. Fallait-il contacter la Presse et lui révéler la situation ? C’était la solution que n’importe quel scénariste un peu expérimenté aurait adoptée. En effet, dans combien de film n’a-t-on pas vu le naïf et valeureux héros, pressé de tous côtés par les gangsters, les escrocs, les hommes politiques ou carrément les méchants, trouver salut et protection au sein de la ‘’Toute Puissante Presse Honnête et Valeureuse‘’ en lui révélant la vérité sur une image en ‘’fondu-enchainé‘’ de rotatives tournant à plein régime et de piles de journaux ficelés lancées dans des camions bâchés  par des ouvriers syndiqués.  Effectivement, c’eut été la solution si tous les Ratinet n’avaient pas été nourri d’un solide ressentiment envers la Presse pour la raison qu’elle n’avait pas beaucoup et même pas du tout rendu justice à leur ancêtre Aristote Ratinet et à son exploit du concours national de manille parlée de 1905. Un recours à la Presse avec un P majuscule était donc exclu. Et, respectueux de l’ukase familial, Ratinet s’écria à nouveau in petto  « Plutôt crever, oui ! »

« Il faut quand même que je fasse quelque chose, se disait Ratinet. Je ne peux pas garder ce secret pour moi tout seul. Et si demain, la Tour s’effondrait sur la foule innocente ? Comment pourrais-je vivre avec un tel remords ? »

Oui,  on se le demande : comment ?

Que restait-il alors à Ratinet ? Qui pouvait-il, qui devait-il informer ? Bien sûr, il y avait la Mairie de Paris, propriétaire de la Tour, mais, en la personne du cousin Roger dans l’affaire des Disparus de la Rue de Rennes, la famille Ratinet avait eu à connaitre des conséquences de l’imprévisible irascibilité de la Sainte Patronne de l’Hôtel de Ville. Gérard préférait ne pas tenter l’expérience sur lui-même. Il ne restait plus que la SETE, Société d’Exploitation de la Tour Eiffel, gestionnaire du monument. Gérard savait que la Ville de Paris en était actionnaire, mais la très chère madame Hidalgo devait avoir autre chose à faire que de surveiller ce qui s’y faisait. En effet, à la suite de son burn out consécutif à l’affaire des Disparus de la Rue de Rennes et au  superbe plat qu’elle avait fait aux présidentielles, elle était actuellement en cure de désintoxication de pouvoir absolu à Guéret dans la Creuse. Gérard jugea que le risque d’une rencontre avec la Maire était faible et que le jeu en valait la chandelle. Il retourna donc à la Tour dès le lendemain matin. Une fois sur place, il prit un instant pour vérifier qu’elle penchait toujours au moyen du clinomètre de poche qu’il avait pris soin d’emporter avec lui. Elle penchait toujours, peut-être même un peu plus, pensa-t-il sans toutefois pouvoir en être certain. Il demanda donc à rencontrer la Direction.

Les bureaux de la SETE se trouvaient au deuxième étage, juste à côté de l’entrée du restaurant étoilé « Le Jules Verne« . C’était pratique pour Ladislas Verdurin, le Président, qui, tous les jours, y tenait table ouverte et gratuite selon les termes d’un contrat qu’il avait négocié pied à pied avec Monsieur Jules lors de l’attribution de la concession. Par extraordinaire, ce matin-là, Verdurin se trouvait à son bureau et, comme d’habitude, il n’avait rien à y faire. Il reçut donc Ratinet sur le champ, tout heureux de s’être trouvé une occupation jusqu’à l’heure de son déjeuner. Quand le photographe lui eut exposé, en long, en large et, en l’occurrence, en travers, l’objet de sa visite, le Président ne parut pas surpris.

« Oui, oui, nous sommes au courant. Le directeur du Jules Verne a constaté que leur fameux consommé de jus de méduse de Baja California aux champignons du Mékong avait tendance à s’accumuler d’un seul côté des assiettes. Lui trouvait ça plutôt pratique mais il avait dû retirer le consommé de la carte car il faisait naître des questions dans la clientèle. Ne pouvant suspendre plus longtemps le service du fameux potage, il est venu hier en personne nous en avertir du phénomène. Une rapide étude de notre ingénieur-conseil, avalisée par l’Architecte en chef des Bâtiments Nationaux et par le Ministre du Tourisme lui-même a confirmé la chose : la Tour Eiffel penche ! Vous voyez, nous sommes au courant. Mais c’était gentil à vous de vouloir nous en informer. »

Il avait dit ça aussi tranquillement que si Ratinet était venu lui apprendre que deux radiateurs de la boutique de souvenirs étaient en panne.

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