Les corneilles du septième ciel (20)

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(…) A l’évidence, Lorenzo ignorait la critique dithyrambique de ce film rédigée par Philippe pour la revue Télérama à laquelle il collaborait depuis ses derniers succès littéraires. La grande Fabienne Pascaud avait condescendu à lui octroyer un sourire plus ambigu qu’admiratif auquel il n’avait pas été insensible malgré tout le mal qu’il avait déversé sur elle et son journal. D’ailleurs, cet hebdomadaire à la mode, il le trouvait plus gauchiste que chrétien, ce qui ne constituait en rien une excuse.

Chapitre XX

A la terrasse ensoleillée du Cyrano, Françoise demanda à Lorenzo ce qu’était la photo. Sa réponse emprunta des chemins plus tortueux que convaincants dont lui-même doutait de la pertinence :

 « Longtemps je me suis réveillé de bonne heure avec une sacrée migraine, cette maladie vieille comme le monde, certes bénigne mais fort handicapante au quotidien, décrite au début du siècle dernier par un ami de mon grand-père, le célèbre professeur Garcin, l’ancêtre de l’animateur d’une émission radiophonique fort à la mode, qui en avait alors démontré l’origine génétique autosomique dominante mais que des esprits contemporains, malveillants, retors ou chagrin, et parfois les trois à la fois comme on le constate  avec amertume encore de nos jours au sein de certaines élites intellectuelles de notre pays, s’acharnèrent à vouloir inclure parmi les affections du cerveau aux jolis noms de fleurs, comme la névrose et l’hystérie, à la réprobation offusquée de bien des familles respectables minées par des crises répétées parfois à raison de plusieurs par semaine et touchant de préférence les femmes, constatation  évidente mais néanmoins contestée par un féminisme naissant, au détriment de leurs devoirs et de leurs obligations familiales de mères de famille la plupart du temps nombreuse ».

Ses migraines, dont la fréquence avait atteint son apogée à un âge où les activités professionnelles emplissent la vie de tous les ménages et diminua  ensuite comme cela était connu des spécialistes et du bon sens populaire aux prémices de la ménopause pour les unes et de l’andropause pour les autres, l’obligeaient à se lever de bonne heure, sans faire le moindre bruit qui eut réveillé sa charmante épouse et ses adorables enfants, à préparer dans la petite cuisine sombre le café noir indispensable au déroulement normal de sa journée,  puis à quitter son foyer douillet pour s’en aller errer au hasard des rues désertes encore plongées dans l’obscurité glacée d’un matin d’hiver sinistre, tel un vagabond sans le moindre but mais avec un objectif et peu importait lequel, argentique ou numérique pour vivre avec son temps et bénéficier, il faut bien l’admettre, des progrès récents de la technologie aux retombées multiples et surtout financières avec ses conséquences avantageuses au vu de ses charges de famille dont la liste déjà impressionnante ne cessait de croître et embellir avec les années.

Au cours de ses longues promenades solitaires parfois enchantées par la neige venue ennoblir sa ville et la nimber d’une lumière aussi irréelle que le silence inhabituel en ces lieux parcourus d’habitude par des engins motorisés et sonores, s’affinèrent peu à peu ses convictions artistiques si tant est que la photographie faisait partie du monde de l’art ce qui ne tombait pas sous le sens d’un scientifique comme lui. Il avait conclu que la photographie, à l’image de la chanson qu’un auteur compositeur populaire avait rejeté dans les ténèbres des arts mineurs, mais des arts tout de même, ne pouvait pas appartenir elle non plus au domaine des arts majeurs dans la mesure où elle ne partait pas de rien comme la peinture, la musique, la sculpture, l’architecture, les arts de la scène et la littérature : elle ne faisait que reproduire une réalité déjà existante mais elle ne naissait pas en totalité de l’imagination de son auteur même si elle l’embellissait ou lui conférait une signification originale. Par un curieux paradoxe, le cinéma, bien qu’issu de la photo et contrairement à elle, était un art car la combinaison d’un scénario, de scènes filmées et de musiques provenait uniquement de l’imagination de son auteur.

– Oui, c’est bien joli tout ça mais ça ne me dit toujours pas ce que c’est que la photo !

Sans tenir compte de l’impatience ou de l’exaspération de Françoise, Lorenzo resta un long moment silencieux puis reprit son propos avec une concision inattendue.

– La photo, c’est d’abord voir ce que les autres ne voient pas et ensuite éliminer de la composition tout ce qui est inutile. Il reconnaissait qu’une troisième définition qu’il trouvait très belle, flâner sans but mais avec un objectif, ne correspondait pas à toutes les formes de photographies mais au moins à la sienne.

– D’accord, mais en pratique, ça veut dire quoi ?

Il tenta d’être plus clair en lui racontant que lors d’un voyage en Egypte ses compagnons affirmèrent qu’ils n’étaient pas allés là où il avait fait ses photos  alors qu’il ne les avait jamais quittés d’une semelle. Dans un portrait, la photo peut saisir involontairement grâce à la vitesse de sa technologie une expression si fugace que personne ne la voit en temps réel, pas même son auteur. Il se souvenait du visage lugubre de son filleul saisi par un cliché alors que cet enfant de cinq ans affichait dans la vie une gaîté permanente. Eliminer du champ de la photo tout ce qui était inutile était une règle incontournable qu’un ami espagnol, peintre puis photographe pour gagner sa vie après avoir émigré en France, avait fidèlement traduite dans cette métaphore qui opposait ses deux métiers :

 Le peintre doit remplir un espace vide
et le photographe doit vider un espace rempli.

Lorenzo était bien conscient que des exemples concrets auraient été plus démonstratifs que ses propos mais le Rédacteur en Chef de la revue où étaient publiés ses écrits interdisait la reproduction de photographies autres que les siennes. Juste retour des choses, ses supérieurs à Télérama, des libéraux honnêtes et sans préjugés, lassés de son dirigisme outrancier, finirent par l’exiler dans le bas de l’Aisne, un département plus sinistré que lui (le département), ça n’existe même pas dans les films d’horreur.

A l’occasion d’une fête à Chant de Fées où les Crandaret avaient convié tous leurs amis, l’horreur fut au rendez-vous. Arrivée par la micheline de 18h27, Françoise disparut entre la petite gare et leur modeste demeure avec douves et pont-levis située un peu en dehors du village. Le dernier à l’avoir vue était leur voisin, monsieur Minette, qui allait prendre son apéritif au café du Commerce comme tous les soirs. L’inspecteur responsable de l’enquête raisonna de façon pragmatique mais à ce moment-là il ne voyait pas à qui pouvait bien profiter le crime. Sophie, l’épouse d’Edward, lui fit remarquer que le corps de Françoise n’ayant pas été retrouvé, elle n’était pas encore morte.

FIN DE LA DEUXIEME EPOQUE

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