Les corneilles du septième ciel (17)

temps de lecture : 4 minutes

(…) « Mieux vaut un bon scanner qu’une heure de bavardages ». Les conséquences de ces dérives ne se firent sentir que vingt ans plus tard lors d’une épidémie qu’aucun professeur n’avait prévue, ce qui était excusable, et qui submergea des hôpitaux devenus, par leur faute, incapables d’y faire face, ce qui était impardonnable.

Chapitre XVII

La nouvelle vie de Françoise l’enthousiasmait : elle découvrait les  neurosciences, un domaine dont l’origine ne remontait qu’aux années cinquante. Un nouvel examen, l’Imagerie par Résonance Magnétique, révolutionna l’exploration du cerveau. Les américains avaient entrepris la construction d’un appareil géant, grand comme une maison, qui allait permettre de suivre le cheminement des informations dans les neurones et dans les deux sens : leur stockage et leur retour à la conscience. Ainsi allait être démontrée la part de hasard et d’erreurs de cheminement dans la remontée des souvenirs à la conscience. Bien qu’elle remette en question le fondement de la psychanalyse qui l’avait pourtant sauvée de biens des turpitudes, cette discipline la fascinait. En fait, elle se consacra à l’étude de l’effet placebo ce qui impliquait une démonstration rigoureuse et scientifique de l’effet des thérapeutiques avant d’évoquer celui du dit placebo. Cela mettait à mal les théories psychanalytiques qui étaient dépourvues de la moindre preuve scientifique et dont certains démontraient, preuves statistiques à l’appui, que les résultats positifs, environ trente pour cent, étaient équivalents à ceux de l’effet placebo, efficace lui aussi dans trente pour cent des cas.

Au cours de ses stages en psychiatrie, Françoise fut conquise par les nouvelles thérapies cognitives et comportementales qui prenaient de plus en plus souvent la place de la psychanalyse. Selon elle, les théories de Freud commençaient à dater encore plus que les films cultes américains dont raffolait  son amie Annick. L’interprétation des rêves, des lapsus et des actes manqués à la sauce freudienne, autrement dit la base de la psychanalyse et son fonds de commerce, lui semblait plus que discutable. D’abord, on savait désormais de façon formelle et scientifique que la mémoire n’existait pas avant l’âge de cinq  ans pour une raison simple : les neurones dévolus au stockage des souvenirs ne fonctionnaient pas car ils ne possédaient pas encore de myéline. Consciente ou inconsciente, il ne pouvait donc pas exister de mémoire de la petite enfance. Les fantasmes de la vie du nourrisson, si tant est qu’ils existent, ce qu’elle ne croyait pas, ne pouvaient en aucun cas réapparaître chez l’adulte qui ne l’avait pas mémorisé. Quant à leur signification sexuelle, elle considérait comme d’autres qu’il s’agissait de fantasmes d’adultes plaqués arbitrairement sur des enfants. L’expérience de Popper en 1920 aurait du, selon elle, stopper net une théorie qui ne pouvait rien démontrer de ce qu’elle avançait. Ce philosophe demanda à dix psychanalystes d’interpréter le même rêve et il obtint dix interprétations différentes. Nietzsche avait déjà dit que les interprétations des psychanalystes n’étaient que le reflet de leurs lubies érigées par eux en vérités. Malheureusement, constatait-elle, ces théories datant de plus de cent cinquante  ans continuaient de régenter la vie intellectuelle de son temps. Elle avait donc décidé de démontrer leur absence de base scientifique et donc leur irrecevabilité. La synthèse un peu provocatrice de ses convictions fit grand bruit et pas seulement à Poitiers :

« La psychanalyse est une thérapie efficace, mais seulement pour les psychanalystes ».

On comprend que le docteur Philippe ait eu des difficultés à avaler tout ça mais le charme de Françoise, qui ressemblait maintenant à l’héroïne blonde de Mulholland Drive, ébranlait ses propres certitudes, contrairement à la majorité de ses collègues qui n’en démordirent jamais. (La Rédaction vous prie d’excuser la présence rapprochée de ces deux verbes, ébranler et démordre, qui pourrait rappeler à certains et certaines des événements passés et douloureux de leur vie intime).

Quand, pour la première fois, Françoise fit part de ses travaux à Philippe, ce dernier eut le tort de lui rire au nez en affirmant de façon péremptoire qu’elle était bien mal placée pour douter de l’efficacité de la psychanalyse. Cette assertion ne pouvait en aucun cas constituer une preuve et s’avéra en plus une erreur fatale : il n’avait pas perçu, alors que c’était pourtant son métier, que la personnalité de son ancienne patiente avait évolué. Elle le lui fit remarquer de la manière la plus cinglante qui soit :

– Philippe, vous n’êtes pas psychologue pour un sou mais psychanalyste pour beaucoup.

 A SUIVRE

 

15 réflexions sur « Les corneilles du septième ciel (17) »

  1. Merci Professeur Lorenzo, votre exposé sur la mémoire m’a hautement intéressé. Si si, je suis sérieux et sincère. Mais j’ai aussi fait le rapprochement de ce que j’ai appris ce matin avec nos échanges précédents concernant l’éducation du goût pour tel ou tel art et la musique en particulier. Si n’interprète bien, la combinaison de la mémoire sémantique et de la mémoire perceptive, procédant par la répétition à des expositions artistiques c’est à dire à des créations au départ inconnues, par le biais de l’émotion répétitivement éprouvée, cette combinaison va développer à la longue l’intérêt et provoquer une envie de compréhension et d’éducation. C’est un peu la thèse (un bien grand mot) que je cherchais confusément à défendre. Maintenant, si j’ai tout faux, je vous autorise à me coller zéro comme dans la chanson.

  2. Bien que je ne souhaite pas que les commentaires du JdC deviennent un lieu de « tchat », je tiens à préciser que je ne suis pas Ingénieur des Ponts, mais ingénieur civil des Ponts. C’est une sérieuse nuance.

  3. C’est dommage que tu n’arrives pas à oublier ma formation. Pour moi, c’est fait. Je pense que c’est un avantage, surtout pour les autres.

  4. Comment ça, trop compliqué pour un Ingénieur des Ponts ?

  5. Trop compliqué pour moi. La distinction de Proust entre mémoire volontaire et mémoire involontaire me convient et me suffit. Ce que je constate, c’est que ma mémoire volontaire disparait à grands pas.

  6. Je suis désolé de devoir faire preuve de pédantisme mais tout ce que je dis est scientifiquement exact. J’ai omis effectivement de dire qu’il existe cinq types de mémoires et que celle dont je parlais est la mémoire épisodique inexistante avant l’âge de trois à cinq ans.
    C’est d’ailleurs extrêmement simple, Bruno, à vérifier auprès de tes petits enfants qui sont incapables de se souvenir de la maison de vacances où ils viennent de passer un mois.
    Une autre preuve indirecte est que la lecture ne peut commencer qu’à partir de 4 à 5 ans précisément parce que cela coïncide avec l’acquisition de la mémoire des lettres et des mots qu’ils ont vus.

    Extrait :

    La Mémoire : Cinq systèmes interconnectés
    La mémoire se compose de cinq systèmes interconnectés, impliquant des réseaux neuronaux distincts :

    La mémoire de travail (à court terme) est au cœur du réseau.
    La mémoire sémantique et la mémoire épisodique sont deux systèmes de représentation consciente à long terme.
    La mémoire procédurale permet des automatismes inconscients.
    La mémoire perceptive est liée aux différentes modalités sensorielles.
    On rassemble parfois toutes les mémoires autres que celle de travail sous le nom générique de mémoire à long terme. Par ailleurs, on distingue souvent les mémoires explicites (épisodique et sémantique) des mémoires implicites (procédurale et perceptive).

    La mémoire de travail
    La mémoire de travail (ou mémoire à court terme) est la mémoire du présent. Elle permet de manipuler et de retenir des informations pendant la réalisation d’une tâche ou d’une activité.

    Cette mémoire est sollicitée en permanence : c’est elle qui permet par exemple de retenir un numéro de téléphone le temps de le noter, ou de retenir le début d’une phrase le temps de la terminer. Elle utilise une boucle phonologique (répétition mentale), qui retient les informations entendues, et/ou un calepin visuospatial, qui conserve les images mentales.

    Elle fonctionne comme une mémoire tampon : les informations qu’elles véhiculent peuvent être rapidement effacées, ou stockées dans la mémoire à long terme par le biais d’interactions spécifiques entre le système de mémoire de travail et la mémoire à long terme.

    La mémoire sémantique
    La mémoire sémantique est celle du langage et des connaissances sur le monde et sur soi, sans référence aux conditions d’acquisition de ces informations. Elle se construit et se réorganise tout au long de notre vie, avec l’apprentissage et la mémorisation de concepts génériques (sens des mots, savoir sur les objets), et de concepts individuels (savoir sur les lieux, les personnes…).

    La mémoire épisodique
    La mémoire épisodique est celle des moments personnellement vécus (événements autobiographiques), celle qui nous permet de nous situer dans le temps et l’espace et, ainsi, de se projeter dans le futur. En effet, raconter un souvenir de ses dernières vacances ou se projeter dans les prochaines font appel aux mêmes circuits cérébraux.

    La mémoire épisodique se constitue entre les âges de 3 et 5 ans. Elle est étroitement imbriquée avec la mémoire sémantique. Progressivement, les détails précis de ces souvenirs se perdent tandis que les traits communs à différents événements vécus favorisent leur amalgame et deviennent progressivement des connaissances tirées de leur contexte. Ainsi, la plupart des souvenirs épisodiques se transforment, à terme, en connaissances générales.

    La mémoire procédurale
    La mémoire procédurale est la mémoire des automatismes. Elle permet de conduire, de marcher, de faire du vélo ou jouer de la musique sans avoir à réapprendre à chaque fois. Cette mémoire est particulièrement sollicitée chez les artistes ou les sportifs pour acquérir des procédures parfaites et atteindre l’excellence. Ces processus sont effectués de façon implicite, c’est-à-dire inconsciente : la personne ne peut pas vraiment expliquer comment elle procède, pourquoi elle tient en équilibre sur ses skis ou descend sans tomber. Les mouvements se font sans contrôle conscient et les circuits neuronaux sont automatisés.

    La constitution de la mémoire procédurale est progressive et parfois complexe, selon le type d’apprentissage auquel la personne est exposée. Elle se consolide progressivement, tout en oubliant les traces relatives au contexte d’apprentissage (lieu, enseignant…).

    La mémoire perceptive
    La mémoire perceptive s’appuie sur nos sens et fonctionne la plupart du temps à l’insu de l’individu. Elle permet de retenir des images ou des bruits sans s’en rendre compte. C’est elle qui permet à une personne de rentrer chez elle par habitude, grâce à des repères visuels. Cette mémoire permet de se souvenir des visages, des voix, des lieux.

  7. D’ailleurs, je serais mois sceptique si tu écrivais « et c’est moi qui le dit » !

  8. Dire « bonjour grand-père » ne me semble ni vital, ni réflexe !
    Mais je reconnais bien volontiers que je n’y connais rien.

  9. Cet échange des expériences et des explications sur la mémoire de l’enfant de moins de cinq ans, loin du vol des corneilles au 7ème ciel quand même, m’a beaucoup intéressé et rassuré. J’ai en effet un souvenir indélébile et traumatisant en effet intervenu alors que j’avais moins de trois ans. Mais personne ne me croit si j’en parle. Il s’agissait d’un bombardement allié sur une usine (j’apprendrais plus tard qu’il s’agissait d’une fabrique de moteurs Gnome-Rhône au service de l’Allemagne) dans la banlieue sud de Paris pas très loin de chez nous. Ce n’est pas tant le bruit du bombardement qui m’a véritablement traumatisé pour rester indélébile mais plutôt celui des sirènes et surtout la panique de mes parents qui ont placé mon frère ainé et moi dans le même lit pour nous rassurer l’un l’autre. À partir de la fin de ma quatrième année, mes souvenirs ont commencé à s’accumuler et là dessus j’en ai la certitude.

  10. @bruno. Tu joues sur les mots. Il y a bien sûr chez les enfants une mémoire vitale ou réflexe avant âge de cinq ans comme chez tous les animaux. Mais il y a une autre mémoire, celle du quotidien qui n’existe pas et ce n’est pas moi qui le dit.

  11. Personnellement, je crois nécessaire d’apporter une nuance importante.
    Ce que Lorenzo évoque, tout comme Raymond d’ailleurs, ce n’est en fait pas la question de savoir si l’enfant de moins de cinq ans a une mémoire, mais si l’être humain de plus de cinq ans est en mesure de se souvenir de faits, d’émotions ou de sensations d’en deçà de ses cinq ans.
    Il est manifeste que l’enfant de moins de cinq ans à une mémoire : lorsque l’un ou l’autre de mes petits-enfants de moins de deux ans m’appelle « grand-père », c’est bien parce qu’il se souvient qu’on le lui a appris, et de même lorsqu’il porte sa cuillère à sa bouche dans le bon sens.
    Quant à la perte de la mémoire des faits et émotions ressenties avant ses cinq ans, la question est plus troublante : pourquoi, en effet, cette perte, ce mur qui s’abat sur la vie d’avant ? La réponse de Lorenzo ne me convainc pas, précisément à cause de ce qui précède.
    On dit souvent que si l’on a une mémoire de sa toute petite enfance, il s’agit en réalité de l’intériorisation comme un vécu de faits ou émotions qui nous ont en réalité été racontés par d’autres. Peut-être, mais j’ai une mémoire extrêmement précise de la naissance de ma petite sœur, avec des détails que mes parents ou mes frères et sœurs avaient tout à fait oubliés, et qui ont été avérés. Or, je n’avais pas encore trois ans.
    Étonnant, non ? aurait dit Desproges !

  12. Ta métaphore, Auguste Philippe, me semble plus discutable qu’osée. Mais soit, je ne te haïrai point.

  13. @Raymond Guette. Tu as parfaitement raison car j’ai omis de dire que la mémoire des traumatismes graves (décès, opérations, agressions), de même que comme celle des réflexes de survie, peut exister avant l’âge de cinq ans. Mais le mémoire du quotidien, elle, n’existe pas.
    J’ai vécu comme toi l’anesthésie au masque et le souvenir que tu en as est le même que le mien. Terrifiant ! Mais, sincèrement, te souviens-tu de ton plaisir à sucer le sein de ta maman ? Franchement non, ni toi, ni personne. Te souviens tu avoir entendu tes parents faire l’amour ? Non, et aucune des personnes que j’ai interrogées n’en a le moindre souvenir. Et même si tu les avais entendus, comment aurais-tu été capable de savoir de quoi il s’agissait puisque tu l’ignorais ? Et qu’on ne vienne pas me dire qu’il s’agit d’une absence de mémoire par refoulement, la base perverse sur laquelle repose cette théorie.

  14. Je conteste de la façon la plus ferme que la mémoire n’existe pas avant 5 ans, même si cela a été démontré scientifiquement. J’ai précisément en mémoire deux événements qui ont laissé chez moi une trace indélébile. Dans les deux cas, ces événements ont engendré chez moi une souffrance importante:
    1. Aux environs de ma 3eme année, une agression d’une oie qui m’a pincé la cuisse, dans la cour de ferme de ma grand-mère. J’ai encore aujourd’hui précisément en mémoire la souffrance qu’elle m’a procurée.
    2.Aux environs de ma troisième ou quatrième année, une opération pour laquelle j’ai été endormi avec la technique de l’époque, c’est à dire au chloroforme à l’aide d’un masque. Je ressens encore aujourd’hui nettement cette impression d’étouffement, d’autant plus traumatisante que ni mes parents ni le docteur qui m’opéra au domicile de mes parents ne m’avaient expliqué ce qui allait se passer. Cet événement est peut-être la cause de ma (légère) claustrophobie.
    Rien à voir, évidemment, avec la critique de la psychanalise, que j’approuve entièrement, mais je n’ai aucune compétence dans ce domaine…

  15. Roman d’apprentissage, roman à clé, psychanalyse, labyrinthe, vulgarisation scientifique, règlement de comptes, essai sur le déclin de l’hôpital ou cadavres exquis, les facettes de ces Corneilles sont aussi nombreuses que celles de ces boules pailletées que l’on voit lentement tourner au dessus de la piste de danse du Roméo Club de Guéret dans la Creuse.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *