Les corneilles du septième ciel (15)

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(…) Elle constata aussi que ses hypothétiques prétendants prénommés Philippe avaient tous les deux un âge et une calvitie avancés. Cette dernière curiosité l’intrigua et elle se promit d’en demander la signification à son ex-psy qui la courtisait, lui aussi, depuis qu’elle était chef de clinique en Neurologie au CHU de Poitiers. Dans son escarcelle de prédatrice, elle envisagea de mettre une troisième victime, un photographe rencontré sur les quais.

Chapitre XV

Sur cette photo prise par Lorenzo, le photographe en question, élève d’Henri Cartier-Bresson, le plus grand de tous d’après lui, les deux jeunes femmes, Annick à gauche et Françoise à droite, se baladent dans Paris un jour de pluie. Comme il tenait à leur offrir les clichés qu’il venait de prendre d’elles, il les invita à la terrasse du Voltaire, un café sur le quai du même nom, pour échanger leurs adresses et continuer leur conversation. Lorenzo prétendait avoir été médecin dans le passé mais ni Françoise ni Annick n’en semblaient convaincues.

C’était un drôle de type, un grand échalas aux cheveux bruns et longs qui avait lu Didier Blonde et connaissait aussi son sosie dont Françoise avait cru bon d’évoquer un de ses romans préférés, Le Chant des Fées, une délicate prose empreinte de nostalgie qui se passe dans une campagne de l’est de la France ravagée par les combats sanglants de la dernière guerre. Sans qu’elles en comprennent la raison, leur interlocuteur sauta ensuite, non pas du coq à l’âne, mais de Philippe Coutheillas à Valery Larbaud, dont le roman, Fermina Marquez, ne présentait à son avis aucune similitude avec le Grand Meaulnes contrairement à ce qu’affirmaient les manuels de littérature. Plus tard, elles comprirent que malgré ses cheveux blancs cet adolescent attardé n’avait jamais quitté la Sologne d’Alain-Fournier.

Et puis, il se mit à parler de lui, de sa vie et de ses déceptions. Par la force des choses, il avait connu les gens de peu, à la campagne comme à la ville, et, de ces rencontres, il n’avait conservé que le souvenir d’un ennui infini dépourvu de la poésie des romans de Céline. Non, il n’avait rien vu de cela chez eux. Cette expérience malheureuse avait détruit sa vie et il ne parvint pas à en faire le récit, même pessimiste car, décidément, c’était trop triste. Lorenzo leur cita un aphorisme de Valery Larbaud qui résumait ses propres déceptions de médecin généraliste : « Une fois de plus mon expérience dément tout ce que m’avaient dit mes instituteurs : je n’ai trouvé d’esprits fins et d’âmes délicates que chez les riches et parmi les grands ». Il en éprouvait plus d’amertume que de culpabilité.

L’ambiance en fut affectée d’autant qu’il continuât dans le même registre. Il évoqua sa jeunesse, une épreuve dont il réchappa de justesse, la faute à un père ignorant le besoin d’amour de ses enfants. Celui sans limite de sa maman puis de sa femme lui permirent de s’en sortir indemne ce que contestait un de ses bons copains psychanalyste. A sa première lecture du Grand Meaulnes vers l’âge de quinze ans, il s’était inventé une enfance imaginaire dans un monde merveilleux, la Sologne, que la vie aura la générosité de lui offrir par la suite. Ce n’est pas à Augustin Meaulnes qu’il s’était identifié, mais au narrateur, Julien Seurel, d’une timidité et d’une passivité aussi démesurées que les siennes. La conclusion de cette histoire d’amitié, et non d’amour comme on le croit à tort, ne lui apparut ni à la première lecture, ni aux suivantes. Ce n’est qu’à un âge avancé qu’il comprit le message d’Alain-Fournier : il n’y a pas d’espoir aux rêves des adolescents. Et, en toute logique, l’auteur ayant perdu ses illusions perdit aussi la vie sur un champ de bataille en 1914.

En l’écoutant, Françoise réalisa que son enfance à elle, qu’elle avait toujours jugée sinistre, ne l’était peut-être pas autant que d’autres comme celle de ce photographe. Annick, de son côté, considéra que cet ahuri en rajoutait un peu pour se mettre en valeur. Comme elles en discutèrent plus tard ensemble, il n’y avait pas de réponses à leurs interprétations divergentes : aucune preuve ne pouvait démontrer la validité de l’une ou de l’autre. Telles sont les vies des gens : elles n’expriment pas toujours leurs propres différences mais les différences entre ceux qui les voient et les jugent.

A SUIVRE

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