Les corneilles du septième ciel (11)

temps de lecture : 4 minutes bien tassées

(…) Mais comment ne pas passer pour un vieux gigolo alors que ses sentiments envers la jeune fille étaient purs bien qu’intéressés ? Il n’était motivé que par une seule chose : faire sa connaissance pour donner corps à l’héroïne de son prochain roman. Rien de sexuel là dedans, comme il le répéta au commissaire chargé de l’interroger après la disparition de Françoise.

Chapitre XI

L’écrivain surnommé le faux Blonde par Françoise était né Edward Crandaret. Pourquoi cette juxtaposition étrange ? A sa naissance, son prénom avait été imposé par sa maman, professeur d’anglais (mais pas d’histoire), elle-même prénommée Victoria, ce dont elle était très fière. Ses parents avaient   voulu rendre hommage au fair-play de cette Reine qui avait ensemencé toutes les cours européennes de futurs criminels de guerre. Son père, Ange Crandaret, originaire des bas fonds marseillais, était d’un naturel peu bavard et encore plus discret sur son passé. Selon des sources policières dignes de foi, Ange Crandaret n’avait pas volé son nom. Après sa reconversion dans la coutellerie, il parvint à se faire appeler Coutelas malgré l’opposition de sa belle famille qui aurait préféré un patronyme plus éloigné de ses anciennes activités. De Victoria, Edward hérita l’embonpoint et, d’Ange, le sourire.

Le petit Ed., dont le prénom imprononçable en patois avait été simplifié par ses voisins de palier à Marseille, résolut son problème d’embonpoint pendant son service militaire à Cayenne bien qu’il ne l’effectuât pas dans une geôle, comme le soulignait non sans ironie Louis-Charles, son ami d’enfance. Ces deux-là avaient fait connaissance sur la plage de Saint-Brévin où ils s’acharnaient à construire le plus beau château fort malgré le fracas quotidien des bombardements. C’était les meilleurs amis du monde même si Louis-Charles, jaloux des succès de son copain aux concours du club des Mouettes, lui répétait dix fois par jour : « Ce n’est pas parce que tu sais construire d’énormes châteaux de sable que tu seras un jour ingénieur ». Et il ajoutait, car il ne pouvait s’empêcher de faire des jeux de mots, « et surtout pas ingénieur des Ponts et des Chéries ! ». Par la suite, il regretta amèrement cet humour auquel ne furent sensibles que les nostalgiques de nos Comptoirs des Indes. Non seulement Edward fut reçu major du concours des Ponts, passe encore, mais aussi, ce que son amour propre eut plus de mal à accepter, du concours, parfois long, des chéries. L’histoire est cruelle et se répéta, telle une fatalité pour Louis-Charles qui, contrairement à son ami devenu son rival en littérature, ne connut pas plus de réussite avec le Goncourt. Comme on le verra, ils firent ensemble la fameuse Ecole des Ponchos, mais, désespéré par les succès littéraires et féminins de son ami, Louis-Charles décida de s’exiler au Canada. Malgré ses questions répétées, Edward ne sut jamais l’origine du prénom versaillais de son ami.

Le hasard voulut qu’ils se retrouvent dans la même promotion où ils formèrent un groupe d’amis très liés qui ne se perdirent jamais de vue même si parfois, à cause de la jalousie ou de la brume, ils eurent recours à la corne. Dans leur petite société élitiste, il y avait une jolie fille au franc-parler, une féministe avant l’heure, Chantal Guermante, qui faisait, non pas la brume, bien qu’elle le fut, mais la pluie et le beau temps. Louis-Charles n’était pas insensible à ses charmes et l’avait surnommée la Guermante fraîche. La vérité oblige à dire qu’il ne la trouvait pas que fraîche. Fort attachée à son ascendance nobiliaire ancrée dans une province dont personne ne savait la localisation exacte, Chantal s’était attribué le pseudonyme de l’Ardèchoisie des Dieux. On aurait pu faire plus sobre mais ce n’était pas dans ses habitudes. A propos de sobriété, elle avait d’ailleurs coutume de dire : « Un verre, ça va, deux verres, c’est mieux ». A l’époque, être Ingénieuse des Ponts n’était pas une sinécure. Elle devait affronter tous les matins l’humour discutable et misogyne de ses camarades de promotion. Edward, surtout, ne lésinait pas dans le trivial. Plagiant sans vergogne la vieille litanie de son copain d’enfance, il se permit un jour cet aphorisme vulgaire : « Il ne faudrait pas confondre le Concours des Ponts avec celui des Chéries ». L’Ardèchoisie des Dieux, mise au courant innocemment par Louis-Charles, fit la sourde oreille qu’elle avait déjà faible. Elle en rit sous cape avec ce dernier qui profita au passage de la situation à l’abri des regards et, s’adressant à Edward en pleine Assemblée Générale, le 3 mai 1968, elle le crucifia avec cette sentence devenue célèbre : « Si les Coutelas étaient de fines âmes, ça se saurait dans les étables ». La messe était dite. Edward comprit que ses manoeuvres de séduction n’auraient désormais plus aucune chance de succès, ce que Louis-Charles, en fin diplomate ravi de la tournure des événements, lui confirma.

 A SUIVRE 

3 réflexions sur « Les corneilles du septième ciel (11) »

  1. @René-Jean : Philippe avait choisi Cayenne pour son steak au poivre et Louis-Charles le Canada Dry.

  2. Je suis surpris que l’auteur considère que l’un de ses personnages puisse choisir de s’exiler au Canada et qu’un autre, le petit Ed., se soit vu contraint de faire son service militaire à Cayenne alors que Voltaire, ne voyant pas l’intérêt ou l’utilité de quelques arpents de neige, conseilla à son roi de céder à son cousin d’Angleterre ce que Louis-Charles choisit pour son exil et de garder Au bagne, la Guadeloupe, la Martinique, Haïti et le bout de terrain (à Saint Barthes et Miquelon) sur lequel git (après l’ouragan) la villa de Johnny!

    Comme beaucoup, épris de reconquête… Après avoir perdu l’Algérie, le Grand Charles me fit parachuter là d’où des Canadiens qui débarquèrent sur les plages de Normandie étaient partis! C’est fou comme l’histoire explique plein de vies de cons!

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