Cruel épilogue

temps de lecture : 3 minutes pour Proust, 2 minutes pour moi

 Morceau choisi

 Cruel épilogue

 On ne connait jamais vraiment l’âge du narrateur d’À la recherche du temps perdu. Marcel Proust reste toujours très vague sur ce point. On a d’ailleurs des raisons de penser qu’il ne le connait pas lui-même : dans le Temps retrouvé, quand, lors d’une soirée chez le Prince de Guermantes, le narrateur  découvre les ravages du temps chez tous les personnages qu’il a connus autrefois, une jeune femme lui propose d’aller diner avec elle au restaurant. Il répond : « Si vous ne trouvez pas compromettant de venir diner seule avec un jeune homme… » alors qu’il a vieilli tout comme les autres. (Ceci prouve,  s’il en était besoin, le point que j’ai soulevé à plusieurs reprises à l’occasion de discours tournant autour de la citation de Tolstoï « La plus grande surprise dans la vie d’un homme, c’est de vieillir »)

Pourtant dans ce texte extrait de ‘’Sur la lecture’’, il est assez clair que Proust est encore le petit Marcel, qu’il a une douzaine d’années peut-être. Il nous parle ici des lieux et des circonstances dans lesquels il lisait lorsqu’il était enfant et des sensations et des plaisirs qu’il en tirait. Plus précisément, dans ce morceau choisi, il évoque la détresse dans laquelle un auteur nous laisse quand nous avons atteint la dernière page. Si vous-même n’avez jamais ressenti cela, c’est que vous n’avez jamais été beaucoup plus loin dans la littérature que « Les pieds nickelés ».

Lisez ce texte magnifique, lisez-le lentement et, que ce soit dans votre salon ou dans votre tête, prononcez chaque mot. Commencez cette « course éperdue des yeux et de la voix qui suit ». Merci.

(…) Puis la dernière page était lue, le livre était fini. Il fallait arrêter la course éperdue des yeux et de la voix qui suivait sans bruit, s’arrêtant seulement pour reprendre haleine, dans un soupir profond. Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps déchainés en moi pour pouvoir se calmer ainsi d’autres mouvements à diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon lit, les yeux encore fixés à quelque point qu’on aurait vainement cherché dans la chambre ou dehors, car il n’était situé qu’à une distance d’âme, une de ses distances qui ne se mesurent pas par mètres et par lieues, comme les autres, et qu’il est d’ailleurs impossible de confondre avec elle quand on regarde les yeux « lointain » de ceux qui pensent « à autre chose ». Alors, quoi ? Ce livre, ce n’était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, n’osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient l’air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint ; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux. Déjà, depuis quelques pages, l’auteur, dans le cruel « Épilogue », avait eu soin de les « espacer » avec une indifférence incroyable pour qui savait l’intérêt avec lequel il les avait suivi jusque-là pas à pas. L’emploi de chaque heure de leur vie nous avait été narré. Puis subitement : « Vingt ans après ces événements on pouvait rencontrer dans les rues de Fougères un vieillard encore droit, etc. » Et le mariage dont deux volumes avait été employés à nous faire entrevoir la possibilité délicieuse, nous effrayant puis nous réjouissant de chaque obstacle dressé puis aplani, c’est par une phrase incidente d’un personnage secondaire que nous apprenions qu’il avait été célébré, nous ne savions pas au juste quand, dans cette étonnant épilogue écrit, semble-t-il, du haut du ciel, par une personne indifférente à nos passions d’un jour, qui s’était substitué à l’auteur. On aurait tant voulu que le livre continuât, et, si c’était impossible, avoir d’autres renseignements sur tous ces personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à l’amour qu’ils nous avaient inspiré et dont l’objet nous faisait tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des êtres qui demain ne seraient plus qu’un nom sur une page oubliée, dans un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le comprenions maintenant et nos parents nous l’apprenait au besoin d’une phrase dédaigneuse, n’était nullement, comme nous l’avions cru, de contenir l’univers et la destinée, mais d’occuper une place fort étroite dans la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du Journal de Modes illustré et de la Géographie d’Eure-et-Loir…

Extrait de « Sur la lecture » – Marcel Proust – 1905

 

9 réflexions sur « Cruel épilogue »

  1. Mon expérience limitée d’écriveur de romans me fait confirmer que c’est un chagrin de quitter ses personnages ; la belle et moderne Isabelle de Colmont du Cujas, l’imbécile de Gérald du Blind dinner, le brave Muller de la Mitro et le naïf Hubert Lubherlu de la Rue de Rennes me manquent parfois.
    Mais c’est souvent un soulagement et toujours un grand plaisir d’écrire le mot fin et de mettre un terme à cette angoisse de la page blanche : « mais qu’est-ce que ce crétin de Dashiell Stiller va bien pouvoir faire d’intéressant maintenant que je l’ai mis dans cette situation ? »

  2. Oui ce doit être aussi dur pour l’auteur de quitter les vies qu’il a créées, imaginées, conduites là où son inspiration les a guidées…
    Le côté démiurge doit griser aussi : certains personnages doivent devenir encombrants , comme s’ils avaient pris leur autonomie..et paf morts , divorcés, en prison…
    Je lis en ce moment un roman à cet égard exemplaire : «  seul à Berlin «  de HANS FALALA

  3. Ah merci, Lariegeoise, merci de faire fi des fautes de frappe et de géographie et de commenter le sens véritable de ce morceau choisi. Dans ce souvenir de ses lectures d’enfance du petit Marcel, il n’y a pas que cette très précise évocation de la tristesse qu’il ressent, que chacun d’un peu sensible ressent, lorsque l’auteur prononce avec le mot fin la séparation définitive du lecteur d’avec les personnages du roman. Il y a, plus cruel encore, cette évocation de l’épilogue, distant et froid, qui donne platement, en deux mots, des informations essentielles sur le sort de personnages qu’on a aimé :
    « Le 14 janvier 1965, le lieutenant Stiller est mort dans un accident de jeep à 10 miles de Saigon. » ou « Dès leur retour de voyage de noces, Jean-Pierre et Gisèle s’installèrent à Bordeaux. Ils divorcèrent un an plus tard. Jean-Pierre émigra dans l’Ouest canadien et Gisèle refit sa vie avec un poissonnier »
    Je trouve que c’est un procédé insupportable. Je le sais, je l’ai pratiqué moi-même avec Le Cujas. Pourquoi ? Parce que, en se coupant l’herbe sous le pied, c’est un moyen de s’empêcher d’écrire une suite.

  4. Je ne comprends même pas la polemique de ce matin…
    Tant il est vrai qu’il est difficile de commenter Proust: cette analyse du bonheur ressenti à partager la vie des personnages de roman, la frustration qui découle de la lecture de la dernière page, la tristesse de devoir ranger le volume dans sa bibliothèque : raison pour laquelle je n’ai jamais pu emprunter de livres: garder la magie à portée de main , le sentir là à portée des yeux et ressentir en le voyant , l’émotion intacte en en relisant le titre: une boîte à secrets unique .

  5. Quoi? Philippe aurait-il écrit Eure-et-Loire? C’est drôle, j’ai repris gentiment ce matin ma chère et tendre qui me parlait des Châteaux-du-Loir. Mais elle, elle a des excuses… Et puis cher Philippe, les châteaux de Chaumont et de Blois qui sont en bordure de La Loire sont pourtant dans Le Loir-et-Cher. Pas facile les subtilités de la géographie française, hein?

  6. C’est corrigé. La faute était mienne, pas proustienne.

  7. On prend sa revanche comme on peut, minablement, j’en conviens …
    Mais c’est l’Eure-et-Loir.

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