Monsieur Minette (2/2)

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(…) Nous n’avions rien à nous dire, mais nous le disions quand même, le temps, les chiens, les travaux des champs, Paris… Monsieur Minette parlait peu, Ena s’impatientait, alors nous nous séparions sur une nouvelle banalité, la rareté du gibier, le renard qu’on n’arrive pas à attraper, le temps qui passe, à un de ces jours, Monsieur Minette…

Monsieur Minette était petit et gros. On pourrait même dire qu’il était gonflé. Il remplissait tellement son bleu de travail qu’on avait l’impression que c’était le vêtement qui limitait l’expansion de son corps.

Monsieur Minette portait une montre qui me fascinait. C’était une montre ordinaire, bon marché, mais son petit cadran rectangulaire aux discrets chiffres romains aurait davantage convenu à une femme qu’à un pauvre fermier du bas de l’Aisne. Son bracelet, étroit, presque un cordon, était en cuir délavé. Mais ce qu’il y avait de particulier dans cette montre, ce n’était ni sa taille, ni son cadran ni son bracelet, c’était la façon dont il la portait. Le bracelet, incrusté dans la peau, creusait un profond sillon dans le poignet gauche. On aurait pu croire qu’il avait porté cette montre le jour de sa première communion et qu’il ne l’avait jamais ôtée depuis, ne serait-ce que pour adapter le bracelet au diamètre croissant de son avant-bras.

Monsieur Minette portait aussi des verres ronds très épais, car il ne voyait pas grand-chose. Un beau jour, je constatai qu’il avait remplacé l’une des branches métalliques de ses lunettes par un fil de fer tordu sur l’oreille et fixé au Chatterton sur la monture. Un autre jour, je compris qu’il avait cassé l’un de ses verres en trois ou quatre éclats : il avait reconstitué la lentille en collant les morceaux avec du Scotch transparent. Je pense qu’il a terminé sa vie avec cette même paire dans ce même état. Peut-être remplaçait-il le Scotch de temps en temps.

Un jour, par un très chaud dimanche d’août, j’eus besoin d’extraire une voiture d’un champ où elle s’était engagée et dont elle ne pouvait plus sortir. Je raconterai peut-être un jour le pourquoi du comment de cet incident, mais ce n’est pas le sujet d’aujourd’hui. Tout ce que je veux dire aujourd’hui c’est que, dans ce champ reculé et pentu, en bordure d’un bois, sans accès carrossable, où il n’était pas question de faire venir une dépanneuse, le sauveur potentiel qui me vint immédiatement à l’esprit, ce fut Minette. Quand j’arrivai chez lui pour lui demander son aide, ça ne lui prit pas plus de quatre minutes ni plus de six mots pour aller chercher un câble d’acier dans sa remise, démarrer son tracteur et se lancer sur la route de Champ de Faye.

Par un matin de printemps, je me promenais sur un chemin qui longeait une pâture. C’était avec Ena, ou peut-être avec Sari, je ne sais plus. Ce que je me rappelle c’est que les herbes étaient hautes et les veaux dans les prés. Et justement, cette histoire a encore à voir avec des veaux. Les ayant aperçus longtemps à l’avance, j’avais mis Ena, ou peut-être Sari, en laisse. Les veaux étaient une dizaine et au lieu d’être en ordre dispersé et de me regarder avec fixité comme ils le font d’ordinaire quand n’importe quoi approche, un homme, un chien, un tracteur ou un train, ils étaient assemblés en un cercle parfait. La tête tournée vers l’intérieur du cercle, ils semblaient contempler quelque chose que leurs corps me cachaient. J’approchai aussi prêt que me le permettait la clôture. Les veaux ne bronchaient pas. Je les apostrophai gaiment car, par les belles matinées de printemps, il m’arrive d’être de très bonne humeur :

— Alors, les veaux ! On ne dit plus bonjour ?

Et c’est alors que j’entendis, venant du centre du cercle :

— Bonjour, Monsieur Coutheillas…

en même temps que, par-dessus les cornes des bestiaux rassemblés, je voyais émerger la tête puis le haut du corps de Monsieur Minette qui se redressait en rajustant son pantalon, le visage rougi par l’effort et la confusion.

— Bonjour, Monsieur Minette, lui répondis-je, et par discrétion, je poursuivis mon chemin à grand pas,  tirant Ena derrière moi, à moins que ce n’ait été Sari.

Dans les éditions précédentes de ce journal de campagne, nous avons appris quelques détails supplémentaires sur Monsieur Minette : son probable diabète qui gonflait ses membres et obscurcissait ses yeux, sa timidité, sa serviabilité, sa solitude.

Un jour, Monsieur Minette prit sa retraite. Du peu qu’il possédait, il ne garda que le corps de ferme, son tracteur et le fauteuil blanc dont j’ai déjà parlé. Je le croisais de temps en temps dans mes balades, mais toujours à proximité de chez lui, au bout du hameau. Peut-être la marche lui était-elle devenue pénible. Un autre fermier qui habitait plus près de chez nous venait de prendre sa retraite, lui aussi. Comme les deux hommes avaient été célibataires toute leur vie, qu’ils habitaient à moins de deux kilomètres l’un de l’autre et qu’ils avaient désormais du temps à revendre, je pensais qu’ils se rendraient visite de temps en temps pour discuter du bon vieux temps et rattraper par quelques années de copinage toute une vie d’ignorance mutuelle. Mais ça ne se fit pas. Il y avait eu des mots entre eux, peut-être même pas de mots, mais en tout cas du ressentiment, une histoire de guerre d’Algérie que l’un avait faite et l’autre pas, quelque chose comme ça. Et puis, notre fermier voisin mourut, c’était son tour. Et quelques mois plus tard, car tout se fait lentement par ici, le samedi je crois, on vit régulièrement Monsieur Minette, hilare, juché sur son tracteur, débouler de son hameau pour traverser le nôtre afin de rendre visite à la ferme du bout. Qu’allait-il faire là-bas ? C’est une autre histoire. Si jamais je la raconte un jour, j’en changerai le nom des personnages et des lieux.

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