La Règle du jeu – Critique aisée n°235 (intégral)

temps de lecture : 20 minutes

Et pour ceux qui ont vingt minutes à perdre ou qui préfère lire tout d’un coup, voici la version intégrale, in extenso, de la totalité du texte en son entièreté et sans coupure.

Critique aisée n°234

La Règle du jeu
Jean Renoir – 1939
Marcel Dalio, Nora Grégor, Jean Renoir, Roland Toutain, Paulette Dubost, Julien Carette, Gaston Modot…

La première fois
La première fois que j’ai vu La Règle du jeu, c’était au Champollion. Pas à l’Actua-Champo, non, dans la grande salle, au Champo.
La grande salle du Champollion ! Cent places ? Cent cinquante ? Légèrement en pente, elle était si petite que, pour pouvoir projeter sur un écran de taille acceptable, le propriétaire avait fait installer un système très particulier : par le truchement d’un périscope, le film était projeté sur le mur du fond de la salle où un miroir renvoyait les images sur l’écran. L’Actua-Champo, dont la salle était encore plus petite, ne bénéficiait pas, je crois, de ce système ; c’est dire la taille de l’écran.
Mais la première fois que j’ai vu La Règle du jeu, c’était bien au Champollion, dans la grande salle.
Je devais avoir 17, 18, 19 ans tout au plus. C’était l’été, les vacances… le mois d’août plus précisément. Il faisait chaud, sûrement. J’étais seul. À ce moment-là, je n’avais pas de petite amie, ou alors elle n’était pas là, je ne sais plus. Il devait être 4 heures de l’après-midi et je passais rue des Écoles, probablement à la recherche d’une âme sœur. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans et qu’on a des platanes verts sur le Boulevard Saint-Michel.
Il devait faire chaud, je l’ai dit. Je crois même qu’il y avait de l’orage dans l’air, pas au sens figuré, de l’orage, du vrai. L’affiche au-dessus de l’entrée annonçait « La Règle du jeu« . Elle n’était pas bien tentante. C’était l’affiche originale sans doute. On y voyait surtout deux visages, celui d’une femme, douloureux, les yeux levés vers le ciel, et celui d’un homme, au regard un peu méprisant. À l’ombre de ce qui ressemblait à un château, quelques petites silhouettes s’agitaient en arrière-plan. La Règle du jeu… Sans doute encore une histoire d’amour, un peu mélo, avec, comme disait ma mère, «des messieurs et puis des dames», avec des téléphones blancs, des voitures décapotables, et un passionné mais chaste baiser final. Pas un truc pour moi. Peut-être un autre jour, avec une nouvelle amie, un film pour embrasser dans le noir… Mais certainement pas un truc à voir tout seul.

Ma vie de cinéphile
A ce stade de cette critique très personnelle et pas si aisée que ça, il faut sans doute que je précise ce qu’était ma vie de cinéphile à cette époque. Les mois qui suivirent cet été-là l’établirent définitivement : je vivais la fin d’une intense période de cinéma. Je fréquentais très régulièrement les cinémas du Quartier Latin, le Champo, le Latin, le Sorbonne, le Studio des Écoles… mais aussi du côté des Champs-Élysées, le Marbeuf, le Mac-Mahon, le Napoléon, le Balzac… Dans la nouvelle bande d’amis que je venais d’intégrer, nous allions tous très souvent au cinéma, ensemble ou séparément. Nous avions établi une sorte de concours de cinéphilie. Pour cela, nous tenions le compte du nombre de films que nous voyions. J’atteignis mon record pendant l’année de ma seconde Math-Élem. Il fut de 110 films. Le dimanche, il m’arrivait de voir trois films d’affilée. Je m’en souviens encore, pas des films, mais du nombre. Pour mieux apprécier la fréquence, il suffit de se rappeler qu’une année scolaire s’étend plus ou moins sur 8 mois. Ça fait quand même une moyenne de 4,3 films par semaine.
Avec le recul, je dois reconnaitre que c’est surtout le cinéma américain qui nous attirait ; pas ce qu’on appelle aujourd’hui les blockbusters, à cette époque bien plus rares qu’à présent et considérés par nous comme presque vulgaires, mais le vrai cinéma américain, les westerns de John Ford et Anthony Mann, les comédies de Frank Capra et Ernst Lubitsch, les séries noires de Raoul Walsh et John Houston, les comédies musicales de Stanley Donen et Vincente Minelli, les drames de Nicholas Ray et Joseph Mankiewicz, les films de guerre de Robert Aldrich et Fred Zinnemann… tout, nous allions tout voir, jusqu’aux péplums, jusqu’à la science-fiction… Parfois, nous faisions un détour vers le cinéma anglais, italien ou suédois, mais toujours, nous revenions au cinéma américain.
Et le cinéma français dans tout ça ? Bien sûr, suivant en cela les recommandations de mes parents, j’avais vu depuis longtemps Les Visiteurs du soir, Les Enfants du Paradis, Hôtel du Nord, Quai des Orfèvres, Drôle de drame et un certain nombre d’autres de ces films tournés avant ou pendant la guerre. Mais d’une part, ces rares chefs d’œuvre étaient noyés dans une abondante production de mélodrames avec des messieurs et puis des dames, des téléphones blancs et des décapotables — voir plus haut — productions qui nous ennuyaient quand elles ne nous faisaient pas ricaner au fond des salles obscures. D’autre part, pour avoir revu depuis, et plusieurs fois, chacun de ces chefs d’œuvres, je réalise aujourd’hui qu’à l’époque, je n’avais pas l’esprit à ça. Mis à part Drôle de Drame, en fait plus anglais que français et qui m’avait enchanté, je n’étais pas, pas encore, sensible au jeu des comédiens, à la façon de filmer, aux dialogues, aux thèmes mêmes de ces films, tellement différents de ceux du cinéma auquel nous revenions toujours, le cinéma américain.

Paris au mois d’août
Après cette longue digression qui n’était destinée qu’à expliquer pourquoi à cet âge, je n’avais pas encore vu La Règle du jeu, il est temps de revenir à cette chaude après-midi solitaire au Quartier Latin.
Il est donc aux environs de 4 heures de l’après-midi. La Règle du jeu, c’est dans dix minutes. L’affiche n’est pas très tentante et il y a un début de file d’attente qui remonte la rue Champollion. Mais il va probablement pleuvoir. Et puis je réalise que Jean Renoir, j’ai déjà vu un film de lui : La Grande illusion. J’étais plus jeune encore et j’avais trouvé ça pas mal, un peu bavard pour un film de guerre, mais pas mal. Alors, c’est décidé, ce sera La Règle du jeu.
Je m’ajoute à la file qui avance doucement, j’achète mon ticket. La salle est presque pleine. Je fais lever tout un rang pour atteindre un des derniers sièges libres tandis que Jean Mineur lance sa pioche vers l’écran… Balzac 00 01… « Un peu plus, il avait pas le téléphone ! » lance quelqu’un. Quelques rires répondent à cette vieille plaisanterie dont j’ai toujours aimé le coté absurde. Et puis les dernières lumières s’éteignent, l’écran blanchit et c’est tout de suite le film.

Ça tourne !
Scène de nuit, noir et blanc, la foule, grande confusion, c’est un aérodrome, une femme parle dans un micro, d’une voix aiguë, datée, l’excitation grandit, on entraperçoit un petit avion qui se pose, la foule court vers l’avion, la femme au micro aussi, l’avion s’immobilise, tout le monde parle en même temps…
Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Les images sont confuses, les dialogues aussi, on voit à peine l’avion, et le héros, le pilote qui vient de traverser l’Atlantique en solitaire, se répand en jérémiades à peine descendu de son appareil ! Eh bien, ça commence bien, ce Renoir ! En plus, il y a des sous-titre anglais ! Ah ! C’est vrai ! On est au mois d’Août, il y a des touristes.
Une heure et demie plus tard, le film s’achève avec la fin d’un long weekend de chasse. Il y a quelques minutes, il y a eu un drame, un homme en a tué un autre d’un coup de fusil. Mais tout va rentrer dans l’ordre, tristement. La vie normale des personnages va reprendre, dès demain, dès ce soir.
Fondu au noir…
Fin…

État de choc
Je suis sur le trottoir dans la lumière au milieu de cette petite foule qui se disperse à regret. Il a dû pleuvoir, mais maintenant il fait beau. J’allume une cigarette. Le bitume n’a pas eu le temps de sécher. Il sent bon la ville. Il est noir et brillant. Il reflète les silhouettes des passants et des autobus. Je remonte la rue Champollion vers la Place de la Sorbonne. Étourdi, je ne sais pas quoi penser. Je ne pense pas. Les sons et les images de la fête sont encore dans ma tête. Je respire la fraicheur que l’étroite rue a conservée, j’avale la fumée tiède de la Gitane. Petit à petit, en moi, tout se tait, mes épaules s’abaissent, je me détends. Et je pense : c’est le plus grand film que j’ai jamais vu.
Aujourd’hui, je comprends que j’étais en état de choc, un choc émotionnel en même temps qu’un choc esthétique, disons plutôt cinématographique, le premier, et probablement le plus grand et le plus long de ce que sera ma vie de spectateur.
Avant cette première vision de La Règle du jeu, j’avais connu par le cinéma bien d’autres émotions mémorables, d’autres enthousiasmes : le discours de Marc Antoine dans Jules César, la danse dans les flaques d’eau de Gene Kelly dans Chantons sous la pluie, le récit de l’éclosion des œufs de tortues dans Soudain l’été dernier… Plus tard, j’en connaitrai encore bien d’autres… la découverte de Wadi Rum dans Laurence d’Arabie, le débarquement à Omaha Beach dans le Soldat Ryan, la scène d’ouverture de West Side Story, et tant d’autres qui ne me reviennent pas à l’esprit en cet instant. Mais jamais encore je n’avais été et jamais plus je ne serai pris à ce point dans un film, enveloppé, transporté par lui, du début jusqu’à la fin. Tous mes visionnages ultérieurs de La Règle du jeu ont confirmé, et même parfois, grâce à une meilleure connaissance du cinéma, renforcé cette première impression.

Pourquoi ?
Par la suite, j’ai souvent été tenté de faire partager ma passion pour La Règle du jeu à d’autres, parents, amis, tous plus ou moins cinéphiles, mais jamais je n’ai rencontré de véritable âme sœur sur ce sujet. J’obtenais surtout deux types de réactions à mon enthousiasme : d’abord celle que j’appellerai la réaction Proustienne, et ensuite l’autre, la réaction Alternative.
Le nom de la première vient de ce qu’elle ressemble à la position de beaucoup devant qui on évoque À la Recherche du temps perdu : « Ah oui ! La Recherche…il parait que… il faudrait que je me décide un jour à… »  Pour la Règle, c’est la même chose : « Ah oui ! La Règle du jeu ! Bon film paraît-il… Il faut vraiment que je me décide à le voir un de ces jours… »
La seconde réaction, l’Alternative, consiste à dire :« Ah oui ! La Règle du jeu ! Renoir… Pas mal, oui… Mais je préfère La Grande illusion… »
Et je ne vous parle pas des idées toutes faites, des clichés recueillis ici ou là et resservis d’un air entendu, tels que : « Ah oui ! La Règle du jeu ! Une critique virulente de la Haute Société… un film contre la chasse… contre la guerre… un monde qui n’existe plus… un sacré échec commercial…»
ni des jugements plus nuancés tels que : « un peu long, non ? … trop compliqué, on ne sait pas vraiment sur quel pied danser… on ne sait pas vraiment que penser… »
Et, pour éviter de me mettre en colère, je n’évoquerai pas les : « trop long… trop compliqué… rien compris… pas mon genre de film… » parfois rencontrés.
Alors pourquoi François Truffaut a-t-il dit de La Règle du jeu que c’est « le film des films , le credo des cinéphiles ». Pourquoi Eric Rohmer disait-il que « Renoir contient tout le cinéma » ? Pourquoi depuis cinquante ans le film est-il cité dans tous les classements effectués par les professionnels du cinéma parmi les cinq ou six meilleurs films au monde ? Pourquoi, soixante-dix ans après sa création, La Règle du jeu (1939) arrive-t-elle en deuxième position ex æquo avec La Nuit du chasseur (Charles Laughton-1955), derrière Citizen Kane (Orson Welles-1941), dans le classement du Figaro de 2008 ? Pourquoi Alain Resnais a-t-il écrit qu’au sortir de la salle de cinema où il venait de voir La Règle du jeu « tout était sens dessus dessous, toutes mes idées sur le cinéma avaient été mises au défi. » Et pourquoi, moi, cours-je la campagne en répétant partout que, sauf le respect dû à Welles et à Laughton, La Règle du jeu est le plus grand film jamais réalisé ?

Ben oui, pourquoi ?
Décortiquer les raisons de la parfaite réussite d’un film, c’est un peu comme expliquer par avance le comique d’un calembour ou les ressorts de l’humour d’un aphorisme absurde ; en général, ça ruine l’effet recherché et la plupart du temps, ça rend la chose très pénible à tout le monde. Un calembour, un nonsense, ça se comprend du premier coup ou jamais.
Et puis, se lancer dans l’apologie d’un tel film, c’est aussi une gageure. Quand on entreprend un truc pareil, on a peur, peur d’en faire trop, ou pas assez, ou d’oublier quelque chose, peur d’être ridicule à force de superlatifs, d’être dissuasif à force de conviction, et surtout peur de ne pas arriver à faire partager sa passion.
C’est risqué, d’accord mais, comme disait John Wayne dans je ne sais plus quel film :  » Il arrive un temps dans la vie d’un homme où il doit faire ce qu’il doit faire. » Et ce moment, c’est maintenant.

Alors maintenant, voilà pourquoi :

C’est à cause du scénario !
Vous savez que je n’aime pas beaucoup raconter les films. C’est par peur de paraphraser et de gâcher la surprise du futur spectateur. Mais ici, quelle importance ? Il n’y a pas d’évènement extraordinaire, on n’agite ni grands sentiments ni grandes idées. Il n’y a pas de retournement, pas de suspense, presque pas de surprise, juste des histoires qui se croisent. Alors pourquoi ne pas raconter ?
1939 à Paris… Le jeune aviateur André Jurieux vient de traverser l’Atlantique en solitaire. Il l’a fait par amour pour Christine, épouse du Marquis de La Chesnay, mais elle ne semble prêter aucune attention à son exploit. Déçu, il tente de se suicider en lançant sa voiture contre un arbre.
Christine aime son mari, mais elle souffre d’être trompée ouvertement par le marquis. Elle n’est pas insensible à la fougue amoureuse de Jurieux mais elle n’entend pas lui céder.
Le Marquis de la Chesnay entretient une liaison régulière avec une amie de leur couple. Le flirt entre Jurieux et Christine lui fait réaliser qu’il aime sa femme. Il décide de rompre avec sa maitresse.
Octave est l’ami de Jurieux et de Christine. Il est aussi l’invité permanent, gentil pique assiette et ami du marquis. Il lutine volontiers Lisette, la femme de chambre de Christine. Lisette est mariée au jaloux Schumacher, garde-chasse au château de la Colinière où le Marquis a invité des membres de la bonne société pour quelques jours de chasse.
Pour consoler Jurieux, Octave le fait inviter à la Colinière. Pressentant les intentions de rupture de La Chesnay, sa maitresse s’invite au château.
Voila ce que nous apprennent les 20 premières minutes de projection. Mais le corps du film, c’est le weekend de chasse et la grande fête qui l’achève. Ils vont permettre à l’intrigue de se développer. Pourtant, elle reste assez banale, cette intrigue, des histoires de couples qui se cherchent, se font et de se défont, de façon comique ou dramatique, et ce ne sont pas ses rares rebondissements ni même le drame final qui font l’intérêt du scénario.
Ce qui fait son intérêt, ce sont les entrelacs des amours contrariées de deux couples, constitués comme il se doit chacun de trois personnes, deux hommes, une femme, ceux du monde d’en haut, Christine, le marquis et l’aviateur, et ceux du monde d’en bas, Lisette, Schumacher le garde-chasse, et Marceau, le braconnier devenu valet, deux mondes entre lesquels évolue Octave, ce doux raté, qui tiendra le rôle de messager et d’instrument du destin tragique qui les attend.
Ce qui fait l’intérêt de ce scénario pour le moins classique du mari, de la femme et de l’amant, ce n’est pas uniquement le fait que Renoir l’a dédoublé entre le monde des maîtres et celui des domestiques, suivant clairement en cela l’exemple de Molière et surtout de Marivaux, c’est aussi le fait qu’il l’a traité en passant continuellement de la comédie dramatique à la comédie de mœurs, et même du drame à la Commedia dell’arte avec une incroyable fluidité. On y reviendra quand il sera question de la mise en scène.

C’est parce que c’est une satire de la société et des hommes qui la composent !
C’est exact, c’est une satire de la société, mais elle est tout en demi-teinte, en subtilité. Il y a d’ailleurs chez Renoir une caractéristique permanente essentielle et plus particulièrement encore avec La Règle du jeu, c’est qu’on n’est jamais, jamais, dans le cliché. Voici ce qu’a dit Jean Renoir lui-même à propos du film :
« Je l’ai tourné entre Munich et la guerre et je l’ai tourné absolument impressionné, absolument troublé par l’état d’une partie de la société française, d’une partie de la société anglaise, d’une partie de la société mondiale. Et il m’a semblé qu’une façon d’interpréter cet état d’esprit du monde à ce moment était précisément de ne pas parler de la situation et de raconter une histoire légère, et j’ai été chercher mon inspiration dans Beaumarchais, dans Marivaux, dans les autres classiques de la comédie. »
C’est vrai, Renoir a peint la société de son époque, celle de l’immédiat avant-guerre, à travers une classe privilégiée — ô combien ! — égoïste, superficielle, inconsciente, dansant sous le volcan, la Haute Société, mélange d’aristocratie, de grande bourgeoisie, d’industriels et de parasites. Mais il le fait sans manichéisme, sans l’opposer à d’autres classes sociales. D’ailleurs, les relations du monde des maitres avec celui des domestiques sont paisibles, dans un ordre des choses non contesté, à l’instar du monde de Marcel Proust et de Downton Abbey. Dans La Règle du jeu,  le monde d’en bas nous est montré avec autant de soin que l’autre ; ce monde-là, lui aussi, est léger, inconscient et, dans une certaine mesure, privilégié.
Les deux mondes qui se côtoient à la Colinière, le grand monde et le petit, sont incarnés par des personnages faibles, imparfaits, égoïstes, jouisseurs. Seuls Christine et Jurieux sont épargnés, la femme, la marquise, parce qu’elle souffre, trompée, mal intégrée dans une société qui lui est étrangère, et l’homme, l’aviateur, parce qu’il est amoureux et que l’amour excuse tous les aveuglements. Les autres personnages, le Marquis, sa maitresse, Octave, Lisette, Schumacher, Marceau, et aussi le Général, la grosse cousine, l’industriel du Nord, sans oublier le Majordome, le chef cuisinier, ont tous leurs défauts, leurs faiblesses, leurs snobismes, mais aucun n’est traité avec mépris ni méchanceté, ni même avec condescendance, car comme Octave dit à Jurieux : «Tu vois, mon vieux, dans la vie, le problème, c’est que tout le monde a ses raisons». Autrement dit, il ne faut pas juger les gens car ils ont tous leurs raisons… Tolérance, humanisme, c’est toujours le point de vue de Renoir.

C’est à cause des acteurs !
Ah oui ! Les acteurs !
D’abord Marcel Dalio, à contre-emploi, habitué aux rôles de juif ou de personnage trouble, se voit ici confier celui d’un aristocrate, léger, faible mais foncièrement généreux. il trouve ici peut-être son meilleur rôle au cinéma. La scène muette où, ravi aux anges comme seul un enfant peut l’être,  il présente à ses amis l’orgue de barbarie qu’il vient d’acquérir est un monument d’émotion.
Ensuite, Jean Renoir lui-même. Il est absolument parfait dans le rôle d’Octave, l’artiste raté, l’ami de tous, le boute en train des fêtes, le doux pique-assiette, gentil parasite de la société en général et du marquis en particulier. Il faut le voir, comique, empêtré pendant toute la fête au château dans son costume d’ours dont il n’arrive à sortir. Il faut le voir, émouvant, mimer sur une volée de marches le grand chef d’orchestre qu’il a rêvé d’être avant d’y renoncer.
Julien Carette, l’habituel titi parisien, accomplit à contre-emploi la performance de fabriquer un personnage peu crédible mais absolument réjouissant de braconnier à l’accent des faubourgs qui réalise son rêve de devenir domestique « à cause du costume, Monsieur le Marquis, à cause du costume ! ».
Paulette Dubost, morte à 101 ans il y a 11 ans, avait 29 ans au moment du tournage. Elle est parfaite dans un rôle très classique de petite soubrette, gaie, accorte et frivole.
Il n’y a rien de particulier à dire sur la marquise, Nora Grégor, ni sur l’aviateur, Roland Toutain, classiques et bons dans leur personnage.
Mais il faut dire quelque chose de Gaston Modot. Ami et modèle de Modigliani, éternel et modeste second rôle, il joue ici de façon impressionnante de naturel celui de Schumacher, le mari trompé de Lisette, le garde-chasse consciencieux du Marquis.
Sans avoir à donner leurs noms, il faut parler de tous ces petits rôles qui tournent autour des personnages principaux, tous parfaits, le Général, la grosse cousine, le snob idiot, la femme de l’industriel du Nord, le majordome… tous parfaits.

C’est à cause des dialogues !
Bien sûr que c’est à cause des dialogues ! Ils ne sont pas particulièrement brillants, les dialogues ; ce n’est pas du Guitry, du Prévert ou du Jeanson. Ils sont de Charles Spaak et de Jean Renoir. Ils ne sont pas brillants, car ils sont naturels. Le naturalisme est la caractéristique évidente qui marque le film dans tous ses aspects, les situations, la mise en scène, le jeu des acteurs, les dialogues. Et puis il y a la façon de les dire ces dialogues. Naturellement, comme dans la vie, les répliques se chevauchent, les personnages se coupent la parole, parlent parfois les uns sur les autres. Comme dans la vie, le spectateur n’entend pas toujours la totalité des répliques. Il a souvent une impression d’improvisation. Naturalisme…

C’est à cause de la mise en scène !
L’agilité du scénario, la peinture de la société, les caractères des personnages, le jeu des acteurs, tout ça c’est bien beau — c’est même très beau — mais que serait-ce sans la mise en scène ?
Quand, par cette chaude après-midi du mois d’aout, j’avais vu pour la première fois La Règle du Jeu dans la grande salle du Champollion, j’avais été transporté, immergé totalement dans cette intrigue pourtant si étrangère à ma propre vie, au milieu de cette société si différente de la mienne, parmi ces personnages si éloignés de ce que je connaissais, je n’en avais pas compris les raisons. Je n‘avais d’ailleurs certainement pas cherché à les comprendre. Je n’avais pas compris que cette sensation d’être emporté dans un tourbillon, parfois une tornade, était due à la réalisation. Ce n’est qu’au bout de la deuxième ou troisième vision que j’ai commencé à me rendre compte de la parfaite maitrise et de l’incroyable virtuosité de la mise en scène. C’est dans les séquences où interviennent plus de trois ou quatre comédiens que l’on saisit toute sa qualité technique, son originalité et sa complexité. On n’avait encore jamais vu, je crois, dans une caméra de cinéma une telle agilité virevoltante ni une telle profondeur de champ. La longue séquence de la poursuite pendant la fête au château est exemplaire sur ce point : tandis que les invités, inconscients, aveugles, bavardent par petits groupes en buvant du champagne, deux actions parallèles se déroulent simultanément au milieu d’eux, en miroir l’une de l’autre, deux poursuites, l’une comique, celle du garde-chasse poursuivant l’amant de sa femme, l’autre tragique, celle de l’aviateur-amoureux pourchassant le snob imbécile qui a décidé de tenter sa chance en faisant la cour à Christine. Dans chaque image, il y deux ou trois plans, et dans chacun de ces plans, il se passe quelque chose : une scène comique au premier plan, une scène tragique au troisième, tandis qu’un évènement anodin ou ridicule nous est montré au plan intermédiaire. Quand la caméra vous fait suivre le braconnier tentant de fuir Schumacher à travers les salons du château, vous croisez une grosse cousine qui d’un air hagard cherche un partenaire au bridge. Une porte s’ouvre et derrière elle, le temps d’un clin d’œil, vous pouvez voir le Marquis gifler sa maitresse pour la dessouler. Cette scène de la fête, essoufflante,  époustouflante, pour moi le point culminant du film, est d’ailleurs représentative de l’esprit du film, mélange des genres —  comédie et tragédie — mélanges des classes — maitres et valets : tout le monde court après tout le monde, tout le monde veut casser la figure à tout le monde, les portes claques, les plats d’argent tombent au sol avec fracas, les femmes crient, les hommes s’empoignent.
C’est dans cette séquence que j’ai trouvé la réplique qui définit le ton de tout le film : Le Marquis de la Chesnay, excédé par le désordre de la poursuite, ordonne à son majordome Corneille :
— Mais enfin, Corneille, faites cesser cette comédie !
— Laquelle, Monsieur ? » répond Corneille, très digne, qui soutient encore dans ses bras une femme évanouie.

C’est à cause du Patron
Il est probable que ce dithyrambe qui tire à sa fin vous aura laissé dans l’expectative. Vous ne demandiez qu’à être convaincu, mais au bout du compte,  vous restez plutôt sur la réserve. C’est normal. Les mots ne peuvent pas toujours exprimer les sentiments comme on le voudrait, que ce soit en amour, en amitié ou en admiration.
Sachez seulement que la Nouvelle Vague considérait Jean Renoir comme «Le Patron», et La Règle du jeu comme son chef d’œuvre.
Plus tard Renoir dira : « Mon intention première fut de tourner une transposition des Caprices de Marianne à notre époque (…) l’histoire d’une tragique méprise : l’amoureux de Marianne est pris pour un autre et est abattu dans un guet-apens (…) j’avais voulu au départ présenter au public non pas une œuvre d’avant-garde, mais un bon petit film normal. »

Un bon petit film normal…

FIN

Une réflexion sur « La Règle du jeu – Critique aisée n°235 (intégral) »

  1. Dans ton remarquable article sur la Règle du Je que n’aurait pas désavoué notre Maître Roland B., j’ai été stupéfié par cette révélation surprenante de modestie : deux Math-Elem ! Mazette, on ne se refusait rien à cette époque là.

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