Sassi Manoon et le What’s Next

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Depuis le porche de sa maison, Sassi Manoon observait le petit yacht qui se dirigeait droit vers l’appontement. Il naviguait plein Est, au moteur, lentement, ses voiles affalées sur le pont. Il semblait un peu trop bas sur l’eau et malgré l’absence totale de vent, il gitait fortement sur bâbord. Dans un quart d’heure, il serait au ponton. Sassi Manoon descendit l’escalier creusé dans les rochers pour l’accueillir.

Quand Sassi Manoon était arrivée à Palmetto Point vingt ans auparavant, personne ne savait d’où elle venait. A l’époque, elle était encore une belle femme d’une quarantaine d’années. Avec le peu d’argent qu’elle avait apporté avec elle, elle avait fait construire sa maison et son appontement par les hommes de Codrington, l’unique village de l’ile de Barbuda. Ensuite, elle avait aménagé elle-même une grande salle qu’elle appelait le salon et qui voulait faire office de salon de thé-bar-restaurant-cuisine-magasin de souvenirs et de petit accastillage. Avec cela, elle espérait attirer la clientèle aisée des plaisanciers qui naviguaient en nombre dans la région. Mais la clientèle aisée n’était jamais venue. Elle préférait la marina sûre et confortable d’English Harbour à Antigua. C’est pourquoi le Sassi’s Point, comme elle avait baptisé son établissement, ne faisait que vivoter chichement grâce à la clientèle de quelques pêcheurs qui venaient y jouer aux dominos et se souler à la cachaça. Un jour, pour améliorer son ordinaire, Sassi s’institua infirmière de l’ile, qui en manquait cruellement. Était-ce son ancien métier ou était-elle douée, elle se révéla remarquablement efficace quand elle eut à soigner une bonne partie des 1278 habitants. Elle jouissait maintenant d’une solide réputation de dévouement et de compétence. Elle servait de l’alcool et elle guérissait les gens. Alors, sur l’ile, tout le monde l’aimait, certains allant même jusqu’à la considérer comme une sainte.

Le What’s Next ? était un ketch de quarante-cinq pieds qui battait pavillon anglais. Il était à présent amarré au ponton et le jeune couple qui l’avait manœuvré jusque-là était installé avec Sassi à l’unique table de son salon de thé, autour d’un Darjeeling fumant. Il faut dire qu’il n’était pas loin de cinq heures.

— Chère madame, permettez-moi d’abord de me présenter, dit le jeune homme. Bertram Wooster, agent de change à Londres, et voici mon épouse, Rebecca-Jean Wooster. Nous sommes en voyage de noces dans la région et, la nuit dernière, nous avons pris une épave par le travers qui a provoqué une voie d’eau sur bâbord. La fissure dans le plastique de l’étrave est importante, mais j’ai tout ce qu’il faut à bord pour réparer. Cependant, il faudrait que je puisse au préalable vider les deux cabines avant de la cargaison que j’ai chargée à Paramaribo. Cela fera remonter la ligne de flottaison et ça devrait me permettre de réparer la voie d’eau à sec. Auriez-vous un endroit où stocker ma cargaison à l’abri pour deux ou trois jours ?

— Monsieur Wooster, laissez-moi vous dire tout d’abord que vous et votre jeune épouse êtes les bienvenus à Sassi’s Point. Vous pourrez disposer de mon appontement au tarif en vigueur aussi longtemps que ce sera nécessaire tout en profitant des services de mon bar-salon de thé-restaurant pendant votre séjour.

Wooster la remercia d’un hochement de tête.

—Et pour ce qui est de votre cargaison, continua Sassi, puis-je savoir de quoi il s’agit ?

—Mais bien sûr, répondit Bertram avec empressement. Du sucre … du sucre en poudre… deux tonnes et demi de sucre de canne du Suriname… très raffiné, d’une qualité exceptionnelle, très recherchée en Angleterre… pour le thé, vous comprenez ?

— Je comprends, dit Sassi. On m’a parlé de cet étrange besoin de sucre du Suriname qu’ont les Anglais. Écoutez, je crois que le meilleur endroit pour le stocker, c’est ma chambre. Personne d’autre que moi n’osera y entrer. Il sera bien à l’abri, votre sucre et je le surveillerai tout particulièrement.

Ce qui fut dit fut fait, et peu après minuit, les 1250 colis de sucre reposaient dans la chambre de Sassi.

Le lendemain matin, alors que Bertram et Rebbecca-Jean réparaient l’avarie de la coque sous l’œil intéressé de Sassi Manoon, un vieux Chris craft de la police d’Antigua vint s’amarrer à côté du yacht anglais et ses deux occupants passèrent à son bord.

— Permission de monter à bord ? demanda le premier d’entre eux. Hello, Miss Manoon ! Belle journée qui s’annonce, n’est-ce pas ? Hello, Sir. Vous êtes le propriétaire de ce navire ? Nous souhaiterions vérifier vos papiers et procéder à une inspection réglementaire. Simple contrôle de routine…

— Mais, comment donc, Messieurs les officiers de police, faites, faites ! Ma femme va vous accompagner. Pendant ce temps, je vais aller à terre chercher un outil.

Bertram sauta sur le ponton et entraina Sassi dans l’escalier qui montait vers la maison.

— Qu’est-ce que c’est que ces flics ? demanda-t-il nerveusement.

— Qui ? Eux ? répondit Sassi en souriant. C’est Sagamore et Archibald, deux policiers d’Antigua. Ils viennent ici boire un verre de temps en temps. Je les connais depuis plus de dix ans, ils sont gentils comme tout. À peu près aussi malins qu’Abott et Costello…

— Il ne faut surtout pas leur parler de la cargaison !

— Et pourquoi donc ? s’étonna Sassi. Ce n’est que du sucre, après tout.

— Oui, mais c’est du très spécial, vous comprenez… du très raffiné, du très cher. Il faudrait remplir des papiers, payer des taxes, tout ça …

— Ah oui, mais non ! commença à gémir Sassi Manoon. C’est très contrariant, vous savez. Sag et Archie sont des amis et ça m’ennuierait de leur cacher quelque chose…

Elle sembla réfléchir quelques instants.

—Bon, mais vous m’êtes bien sympathiques, tous les deux… reprit-elle en faisant la moue, et puis vous êtes en voyage de noces, n’est-ce pas ? On devrait pouvoir s’arranger. Je suis justement à court de sucre en ce moment. Une petite centaine de kilos feraient bien mon affaire…

— Cent kilos ! Ça faut beaucoup de sucre quand même, non ?

— Quatre-vingt-dix-huit, alors ! Mais c’est bien pour vous être agréable. D’accord ?

— Bon, d’accord, d’accord. Mais silence, hein !

Pendant ce temps-là, Sagamore et Archibald, avaient terminé leur inspection de routine. A part les tout petits maillots de bain et les très jolis sous-vêtements de Rebecca-Jean, ils n’avaient rien trouvé d’intéressant à bord du What’s Next ? Pourtant, ils annoncèrent qu’ils devraient revenir vérifier le bon achèvement de la réparation de la coque car « ils ne pouvaient pas autoriser le yacht à reprendre la mer sans s’être assurés qu’il était en état de le faire. C’était le règlement. »

— Ce sera une simple formalité, ajouta Sagamore. Pas même besoin de monter à bord… un simple coup d’œil par l’extérieur sera suffisant.

Le séchage de la colle plastique devant prendre encore une bonne journée, rendez-vous fut pris pour le lendemain soir et les deux policiers repartirent vers Antigua.

Pour plus de sécurité, c’est dès la nuit suivante que Bertram et sa jeune épouse transportèrent à nouveau les 1201 paquets de sucre à bord du bateau, tandis que Sassi dissimulait les 49 paquets qui lui revenaient sous le plancher du salon. En fin d’après-midi, le What’s Next ? n’attendait plus que Sagamore, Archibald et leur coup de tampon sur le livre de bord pour repartir en mer. Les deux policiers arrivèrent au crépuscule et jetèrent un coup d’œil rapide et satisfait sur la réparation.

Puisque maintenant tout était en règle, Sassi leur proposa de monter au salon prendre un dernier verre avant de partir. C’était au frais de la maison, précisa-t-elle. Ils se retrouvèrent donc bientôt tous les cinq autour d’un thé, d’un coca-light, d’une bière et de deux cachaças.

Bertram vida sa bière d’un trait et déclara d’un air jovial :

— Bon, eh bien, c’est pas tout ça, mais on va vous laisser maintenant. C’est qu’on a de la route à faire, pas vrai, Rebecca-Jean ?

Mais Sassi toussota et dit :

— Encore un instant, s’il vous plait, Monsieur Wooster. Il y a la question de ma petite note.

— Ah, oui ! Votre petite note.

— Voici, dit Sassi en défroissant un bout de papier. Avec les frais d’appontement, les repas, les boissons et le reste, ça nous fait un total de 1450 Livres Sterling, taxes et service compris. S’il vous plait, Monsieur Wooster ?…

— Mais ça fait près de 2000 dollars ! s’étouffa Bertram.

— 1899 exactement, précisa Sassi ! J’accepte aussi les dollars.

— C’est tout à fait hors de prix. Il n’est pas question que…

— Vous remarquerez que je ne vous ai pas compté le sucre en poudre, dit doucement Sassi.

— Ah oui, le sucre en poudre… Bon, voilà 2000 dollars. Pendant qu’on y est, gardez donc la monnaie. On peut partir maintenant ?

—Encore un instant, Monsieur Wooster. Il y a une tradition séculaire dans cette ile : quand des étrangers quittent Barbuda, il est d’usage qu’ils laissent une offrande à Santa Maria-Juana, héroïne de la résistance contre les Espagnols et protectrice des voyageurs. On dit que ne pas respecter la coutume peut porter malheur. Je suggèrerais un montant de 1000 dollars, que je transmettrai de votre part à qui de droit, bien entendu. S’il vous plait, Monsieur Wooster ?…

—Bon, on peut partir maintenant ? demanda encore Wooster en comptant les billets de l’offrande à la Sainte héroïne.

— Vous pouvez. Toutefois, je pense qu’il serait élégant de votre part de faire un petit don aux œuvres de la Police d’Antigua, dont les membres ici présents ont tout fait pour ne pas retarder votre départ. Que penseriez-vous de 500 dollars ?

— 500 dollars ! s’étouffa Monsieur Wooster.

— Par membre ici présent, bien sûr. S’il vous plait, Monsieur Wooster ?…

Bertram, au bord de l’apoplexie, s’exécuta en comptant ses mille derniers dollars dans les quatre mains reconnaissantes de la police d’Antigua et Barbuda.

Alors, Sassi Manoon s’exclama obséquieusement :

— Merci, Bertram. Votre générosité est exemplaire. Je vous offre un dernier verre ?

Sans répondre, Bertram tourna brusquement les talons et, poussant Rebecca-Jean devant lui, il descendit quatre à quatre l’escalier qui menait au ponton, sauta dans le What’s Next ?, et fit démarrer le moteur tandis que sa femme larguait les amarres.

Après s’être écarté des policiers pour se recueillir un instant, Sassi Manoon se dit qu’avec ses 98 kilos de sucre de Suriname, elle était désormais à l’abri du besoin pour le restant de ses jours. Elle allait pouvoir faire réparer la toiture, remplacer le réfrigérateur défaillant et changer sa literie. À moins qu’elle ne s’achète ce superbe cotre bermudien de 100 pieds qui restait en vente à English Harbour pour foutre définitivement le camp de ce foutu trou à rats de Palmetto Point. Oui, c’est cela. Elle allait l’acheter, ce cotre. Et elle le baptiserait Sassi’s Sugar.

Par la fenêtre du salon, Sassi Manoon regarda les feux du yacht disparaitre dans la nuit. Un des policiers vint lui tenir compagnie.
— Voyez-vous, miss Manoon, dit-il au bout d’un instant, ce sont des jeunes gens comme ceux-là qui me donnent confiance en l’avenir.
— Pour moi aussi, dit Sassi Manoon, c’est la même chose.

Fin

Note de l’auteur : ces derniers mots en italique sont ceux qui achèvent “Kidnap-Party”, roman de Donald E. Westlake, paru en 1968 dans la Série Noire. 
Le texte original qui s’achève avec eux résulte d’un jeu littéraire lancé par le JdC pendant le premier confinement de 2020. Il s’agissait de créer une courte nouvelle se terminant par les mêmes mots.

 

3 réflexions sur « Sassi Manoon et le What’s Next »

  1. Sassi Manoon et son excipit fut une très bonne idée de notre bienaimé Rédacteur en Chef. Comme lui, j’ai moi aussi relu les trois nouvelles (non publiées) que sa proposition m’avait inspirées. Pourquoi trois ? Parce que, comme me l’avait dit il y a bien longtemps un ami peintre : « Tout le monde peut faire dix beaux tableaux. Mais c’est au onzième que ça se complique ».

  2. En relisant Sassi hier, je me suis aperçu qu’en l’écrivant, j’avais dû être très influencé par le style de Fantasia chez les ploucs, que je viens de relire aussi.

  3. Il y a des plats qui sont meilleurs réchauffés. Celui-là en est un, excellent la première fois, encore plus savoureux aujourd’hui. Sans façons!

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