La Règle du Jeu – Critique aisée n°235 – (3/3)

(…) ils ont tous leurs défauts, leurs faiblesses, leurs snobismes, mais aucun n’est traité avec mépris ni méchanceté, ni même avec condescendance, car comme Octave dit à Jurieux : « Tu vois, mon vieux, dans la vie, le problème, c’est que tout le monde a ses raisons ». Autrement dit, il ne faut pas juger les gens car ils ont tous leurs raisons… Tolérance, humanisme, c’est toujours le point de vue de Renoir.

C’est à cause des acteurs !
Ah oui ! Les acteurs !
D’abord Marcel Dalio, à contre-emploi, habitué aux rôles de juif ou de personnage trouble, se voit ici confier celui d’un aristocrate, léger, faible mais foncièrement généreux. il trouve ici peut-être son meilleur rôle au cinéma. La scène muette où, ravi aux anges comme seul un enfant peut l’être,  il présente à ses amis l’orgue de barbarie qu’il vient d’acquérir est un monument d’émotion.
Ensuite, Jean Renoir lui-même. Il est absolument parfait dans le rôle d’Octave, l’artiste raté, l’ami de tous, le boute en train des fêtes, le doux pique-assiette, gentil parasite de la société en général et du marquis en particulier. Il faut le voir, comique, empêtré pendant toute la fête au château dans son costume d’ours dont il n’arrive à sortir. Il faut le voir, émouvant, mimer sur une volée de marches le grand chef d’orchestre qu’il a rêvé d’être avant d’y renoncer.
Julien Carette, l’habituel titi parisien, accomplit à contre-emploi la performance de fabriquer un personnage peu crédible mais absolument réjouissant de braconnier à l’accent des faubourgs qui réalise son rêve de devenir domestique « à cause du costume, Monsieur le Marquis, à cause du costume ! ».
Paulette Dubost, morte à 101 ans il y a 11 ans, avait 29 ans au moment du tournage. Elle est parfaite dans un rôle très classique de petite soubrette, gaie, accorte et frivole.
Il n’y a rien de particulier à dire sur la marquise, Nora Grégor, ni sur l’aviateur, Roland Toutain, classiques et bons dans leur personnage.
Mais il faut dire quelque chose de Gaston Modot. Ami et modèle de Modigliani, éternel et modeste second rôle, il joue ici de façon impressionnante de naturel celui de Schumacher, le mari trompé de Lisette, le garde-chasse consciencieux du Marquis.
Sans avoir à donner leurs noms, il faut parler de tous ces petits rôles qui tournent autour des personnages principaux, tous parfaits, le Général, la grosse cousine, le snob idiot, la femme de l’industriel du Nord, le majordome… tous parfaits.

C’est à cause des dialogues !
Bien sûr que c’est à cause des dialogues ! Ils ne sont pas particulièrement brillants, les dialogues ; ce n’est pas du Guitry, du Prévert ou du Jeanson. Ils sont de Charles Spaak et de Jean Renoir. Ils ne sont pas brillants, car ils sont naturels. Le naturalisme est la caractéristique évidente qui marque le film dans tous ses aspects, les situations, la mise en scène, le jeu des acteurs, les dialogues. Et puis il y a la façon de les dire ces dialogues. Naturellement, comme dans la vie, les répliques se chevauchent, les personnages se coupent la parole, parlent parfois les uns sur les autres. Comme dans la vie, le spectateur n’entend pas toujours la totalité des répliques. Il a souvent une impression d’improvisation. Natruralisme…

C’est à cause de la mise en scène !
L’agilité du scénario, la peinture de la société, les caractères des personnages, le jeu des acteurs, tout ça c’est bien beau — c’est même très beau — mais que serait-ce sans la mise en scène ?
Quand, par cette chaude après-midi du mois d’aout, j’avais vu pour la première fois La Règle du Jeu dans la grande salle du Champollion, j’avais été transporté, immergé totalement dans cette intrigue pourtant si étrangère à ma propre vie, au milieu de cette société si différente de la mienne, parmi ces personnages si éloignés de ce que je connaissais, je n’en avais pas compris les raisons. Je n‘avais d’ailleurs certainement pas cherché à les comprendre. Je n’avais pas compris que cette sensation d’être emporté dans un tourbillon, parfois une tornade, était due à la réalisation. Ce n’est qu’au bout de la deuxième ou troisième vision que j’ai commencé à me rendre compte de la parfaite maitrise et de l’incroyable virtuosité de la mise en scène. C’est dans les séquences où interviennent plus de trois ou quatre comédiens que l’on saisit toute sa qualité technique, son originalité et sa complexité. On n’avait encore jamais vu, je crois, dans une caméra de cinéma une telle agilité virevoltante ni une telle profondeur de champ. La longue séquence de la poursuite pendant la fête au château est exemplaire sur ce point : tandis que les invités, inconscients, aveugles, bavardent par petits groupes en buvant du champagne, deux actions parallèles se déroulent simultanément au milieu d’eux, en miroir l’une de l’autre, deux poursuites, l’une comique, celle du garde-chasse poursuivant l’amant de sa femme, l’autre tragique, celle de l’aviateur-amoureux pourchassant le snob imbécile qui a décidé de tenter sa chance en faisant la cour à Christine. Dans chaque image, il y deux ou trois plans, et dans chacun de ces plans, il se passe quelque chose : une scène comique au premier plan, une scène tragique au troisième, tandis qu’un évènement anodin ou ridicule nous est montré au plan intermédiaire. Quand la caméra vous fait suivre le braconnier tentant de fuir Schumacher à travers les salons du château, vous croisez une grosse cousine qui d’un air hagard cherche un partenaire au bridge. Une porte s’ouvre et derrière elle, le temps d’un clin d’œil, vous pouvez voir le Marquis gifler sa maitresse pour la dessouler. Cette scène de la fête, essoufflante,  époustouflante, pour moi le point culminant du film, est d’ailleurs représentative de l’esprit du film, mélange des genres —  comédie et tragédie — mélanges des classes — maitres et valets : tout le monde court après tout le monde, tout le monde veut casser la figure à tout le monde, les portes claques, les plats d’argent tombent au sol avec fracas, les femmes crient, les hommes s’empoignent.
C’est dans cette séquence que j’ai trouvé la réplique qui définit le ton de tout le film : Le Marquis de la Chesnay, excédé par le désordre de la poursuite, ordonne à son majordome Corneille :
— Mais enfin, Corneille, faites cesser cette comédie !
— Laquelle, Monsieur ? » répond Corneille, très digne, qui soutient encore dans ses bras une femme évanouie.

C’est à cause du Patron
Il est probable que ce dithyrambe qui tire à sa fin vous aura laissé dans l’expectative. Vous ne demandiez qu’à être convaincu, mais au bout du compte,  vous restez plutôt sur la réserve. C’est normal. Les mots ne peuvent pas toujours exprimer les sentiments comme on le voudrait, que ce soit en amour, en amitié ou en admiration.
Sachez seulement que la Nouvelle Vague considérait Jean Renoir comme « Le Patron », et La Règle du jeu comme son chef d’œuvre.
Plus tard Renoir dira : « Mon intention première fut de tourner une transposition des Caprices de Marianne à notre époque (…) l’histoire d’une tragique méprise : l’amoureux de Marianne est pris pour un autre et est abattu dans un guet-apens (…) j’avais voulu au départ présenter au public non pas une œuvre d’avant-garde, mais un bon petit film normal. »

Un bon petit film normal…

FIN

Si hier et avant-hier, vous n’avez pas lu les 2 premières parties de cette critique, le texte intégral en sera publié ce soir à 16h47.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *