LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La matinée de Ste Firmine d’Amelia (3)

À l’instant où les hommes en noir s’étaient écartés, j’avais senti quelque chose remuer en moi, une toute petite chose, tout au fond, quelque part, dans la région de l’estomac ; non, pas quelque chose, plutôt un léger vide ; presque rien en somme ; peut-être la prise de conscience du caractère définitif de ce qui était en train de se passer ; peut-être celle de l’homme qui réalise que le dernier rempart qui le séparait encore de sa propre mort vient de tomber. Attentif, je retournai en moi-même encore une fois dans l’espoir de qualifier cette fragile sensation. Mais elle avait disparu, sans doute effarouchée par l’analyse à laquelle je voulais la soumettre. Je me sentis redevenir inerte et froid.

3

C’est au moment où le prêtre ébauchait le geste de la première bénédiction qu’un grand bruit se fit entendre au fond de la nef. On aurait dit une galopade d’étudiants chahuteurs dans les couloirs sonores de la Faculté de Droit. J’entendais des chuchotements, des rires étouffés, des exclamations réprimées. Il y eut la chute étincelante d’un objet métallique, d’autres chuchotements puis le silence.

Le prêtre s’était figé. Je me retournai. C’était un groupe de personnes, peut-être vingt, peut-être trente. Hésitants, tassés les uns contre les autres, ils avançaient vers le cercueil dans l’allée centrale. Il n’y avait que des hommes. Loin d’être des étudiants, ils avaient plutôt l’air de notables de province en goguette, au sortir d’un banquet. Leurs visages étaient rouges, leur souffle court et leur manteaux épais.

Je sentis en moi monter l’indignation. Elle fut suivie de peu par la colère. Tandis que j’avançais vers eux à enjambées furieuses, j’étais presque heureux d’éprouver enfin une émotion. Pour la déguster davantage, j’alimentais volontairement ma fureur, je préparais mes mots pour anéantir ces intrus :  qu’est-ce que c’était que cette bande de fêtards qui venaient troubler une cérémonie intime ? Des représentants de commerce en vadrouille ? Les supporters avinés d’une équipe de football ? Honteux ! … Ou alors, ces gens n’étaient-ils pas de ceux qui avaient pourchassé mon père de leur hargne morale et patriotique jusqu’à l’hallali ? Après avoir ruiné la fin de sa vie, voulaient-ils encore gâcher ses funérailles ? Qui parmi eux pouvait prétendre à égaler en mérite celui qui avait si longtemps été l’avocat débonnaire et généreux, le maire dévoué à sa petite ville, le député accessible à ses administrés, le militant acharné de la paix, l’officier courageux et soucieux de ses hommes ? Qui étaient-ils, ces hypocrites, ces pions de l’ordre moral, ces héros de l’arrière pour lui reprocher jusqu’au-delà de sa mort sa seule faiblesse, les femmes ?

Quand j’atteignis les premiers hommes de la colonne scandaleuse, je bouillais de rage, j’étais prêt à me battre. Malgré la solennité du lieu, malgré la présence du cercueil, c’est ce que je voulais : me battre. En me battant, je crois que j’espérais atténuer ce vague remord né de mon absence de chagrin. Obscurément, je me sentais coupable d’indifférence. Cogner sur l’un de ces abrutis serait une manière de me réhabiliter à mes propres yeux.

Je saisis aux revers le premier homme à ma portée et fit voler le chapeau qu’il avait gardé sur sa tête.

— On se découvre, salopard ! grondai-je

— François ! C’est moi, Robert ! Tu ne me reconnais pas, mon petit ? Robert Colin !

C’était Colin ! Le docteur Colin, notre médecin d’autrefois, l’ami de toujours de mon père, son premier adjoint puis son successeur à la mairie ; il avait soigné ma rougeole et mes angines…

Comme je restais ébahi, figé, il continua :

— Excuse-nous, François ! On est en retard, mais on s’est perdu du côté de la Porte de Versailles, tu comprends ?

— Hein ? Quoi ?

Maintenant, le groupe m’entourait, en silence, laissant Colin expliquer son entrée fracassante.

— On est parti tard hier soir d’Angoulême, tu comprends, et puis il a fallu faire un peu de ramassage ce matin à Orléans et à Versailles pour que tout le monde soit là, mais il y en a d’autres qui sont venus par leurs propres moyens, les Parisiens surtout, mais on voulait arriver tous ensemble, alors ils attendaient sur la place, tu comprends ?  C’est Picard et moi qui avons tout organisé.  André Picard, tu te souviens ? C’est pour ça qu’on est en retard, tu comprends ? On est désolés !

Incapable de penser, les yeux écarquillés, je marmonnais « Mais non, mais non… »

Et je regardais autour de moi. Je reconnus Martial, du café de la Mairie, Fercheaux, le garagiste, l’abbé Raynouard, en soutane, François Pertibout, le fermier, Maitre Toubon, le notaire. Granger vint me serrer la main. Il avait été le secrétaire de mon père quand il était à l’Assemblée. Marcel Costa, l’ancien secrétaire général du Parti, tint à m’embrasser sur les deux joues. On se bousculait gentiment pour m’approcher, on me tapait doucement sur l’épaule, on me chuchotait un mot sur Papa. Pourtant, la plupart de ces gens, je ne les connaissais pas. Il y avait un petit groupe de quatre hommes en uniforme. L’un d’entre eux était en colonel. Quelqu’un portait un clairon…

Le calme revint petit à petit. Les nouveaux visiteurs se glissèrent entre les rangées de chaises et s’assirent, sagement, tandis que, les yeux au sol, je rejoignais ma place à côté du cercueil. Le prêtre reprit son geste interrompu :

— Benedicat vos omnipotens deus pater et…

Et je pleurai enfin. Je fondais en larmes et chaque sanglot me faisait mal dans la poitrine, dans la gorge, dans la nuque, dans les épaules… Mais j’étais soulagé d’avoir mal, certain à présent de mon chagrin, heureux d’avoir mal, heureux de la présence de ces hommes qui avaient aimé mon père, eux aussi.

— … et filius et spiritus sanctus…

Mes sanglots s’atténuèrent et je pensai que si ma mère avait été là, elle aussi aurait rayonné de bonheur. »

Après avoir prononcé ces derniers mots, je me renversai sur mon siège et m’absorbai un long moment dans la contemplation du plafond enfumé. J’espérais que mes auditeurs prendraient mon attitude pour du recueillement, mais la vérité, c’était que je ne voulais pas croiser leurs regards : je craignais trop d’y découvrir quelque signe de déception ou de moquerie. Du coin de l’œil, je vis Fitzwarren s’agiter dans son fauteuil. Il se préparait à parler et j’avais tout à craindre de son humour.

— C’est votre histoire, François ? demanda-t-il d’un ton neutre.

— C’est mon histoire. Elle s’arrête là, répondis-je piteusement. Elle n’est pas très…

— Mais pas du tout, pas du tout ! m’interrompit-il, devinant sans doute ce que j’allais dire. Elle est très jolie votre histoire, un peu triste, émouvante aussi, mais …

— Mais ? demandai-je avec anxiété.

— Mais, êtes-vous certain qu’elle réponde tout à fait à ce que nous attendions de vous : le récit d’une première fois ?

— C’est pourtant bien ce que j’ai voulu raconter, Bertram, mais je n’ai jamais su raconter les histoires. Peut-être n’ai-je pas été assez clair ?

Bauer entra dans la discussion.

— François, surtout ne prenez pas en mal ce que je vais vous dire : je suis d’accord avec Fitzwarren, et je ne suis pas persuadé que vous ayez répondu aux conditions posées. Voyez-vous, dans mon esprit, cette notion de première fois n’a d’intérêt que si cette fois-là a été suivie de plusieurs autres, ou mieux, d’une longue série d’évènements semblables. Par exemple, il est raisonnable de penser qu’après celle d’Amsterdam, notre ami ait pris part à plusieurs autres bagarres. Moi-même, je dois avouer que j’ai connu bien d’autres femmes que cette Tavia et bien d’autres orages que celui des Roggenfelder. Mais c’est justement la surprise, la maladresse, l’inexpérience de celui qui vit une première fois qui fait l’intérêt du récit. Vous avez choisi de raconter les funérailles de votre père. Vous l’avez fait de façon parfois émouvante et croyez bien que votre récit nous a touché. Mais, pour un homme, enterrer son père, c’est toujours la première fois. Il n’y en aura jamais d’autre, et dire que votre récit est celui d’une première fois comme nous l’entendions, c’est jouer sur les mots. Je regrette de vous le dire, François : vous n’avez pas vraiment rempli votre contrat. Vous êtes d’accord, Bertram, je pense ?

— Absolument, confirma Fitzwarren.

— Tout à fait d’accord, crut bon d’ajouter l’aubergiste.

Si l’opinion du tenancier m’importait peu, il n’en était pas de même pour celles des deux autres hommes. Je tenais d’autant plus à leur estime que j’allais vivre avec eux dans une quasi intimité pendant les deux mois à venir. Il fallait donc que je m’explique.

A SUIVRE

 

2 réflexions sur « LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La matinée de Ste Firmine d’Amelia (3) »

  1. Intrigant , avais je dit: un pere, un cercueil ,un enterrement , une première fois évidente…
    Sauf que…. l’histoire n’est pas finie: et on peut s’attendre à tout après cette messe à la Brassens
    Un jumeau ? Un cercueil à double fond? Un cercueil vide?
    Vite relisons Alexandre Dumas…

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