LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La matinée de Ste Firmine d’Amelia (2)

Je n’y étais pas entré depuis plus de vingt ans mais, par la force de l’habitude, j’avais pris la porte de côté, celle qui ouvrait sur le déambulatoire et ses murs recouverts d’ex-votos. Amour et reconnaissance à N.D. du Perpétuel Secours -1911 – M.R.B.  …  Merci – J.B. – 1897 … Confiance à Marie, Grâce obtenue, Reconnaissance S.G. 1913 … autant de télégrammes de remerciements adressés à Marie, à Sainte Rita ou à Sainte Firmine.

2

L’église était déserte. Tout au fond, surplombant la nef de ses ternes tuyauteries, les grandes orgues jouaient quelques accords reconnaissables, puis s’interrompaient pour les reprendre à nouveau sur un ton ou un tempo différent. Entre deux accords solennels, on entendait à peine la sourde rumeur de la rue. De temps en temps, le claquement d’une porte à ressort, le grincement d’un banc trainé sur le carrelage, la chute d’une pièce de monnaie dans un tronc sonnaient sous les voutes, attestant d’une présence humaine, quelque part, invisible. Je m’assis sur la première chaise venue, me renversai contre son dossier et me mis à contempler la charpente de la nef. L’alternance des poutres vernissées et des caissons aux vives couleurs me fit penser à cette chapelle de montagne visitée des années auparavant dans le Haut-Adige.

Un frisson me parcourut. Je me redressai sur mon siège pour renouer mon écharpe et remonter le col de mon manteau. Un long grincement me fit me retourner. Une vielle femme, courbée sous un châle, venait d’entrer dans l’église par la plus petite des portes du porche. Lentement mais avec détermination, elle se dirigeait vers le transept pour franchir une porte battante dont je me souvins qu’elle menait à la sacristie. Quelque part, quelqu’un descendait un escalier de bois. Devant moi, aux pieds de Sainte Rita, la flamme d’un cierge vacillait sous un imperceptible souffle.

Je me sentais comme dans un songe, floconneux, embrumé, observateur lointain d’une réalité ralentie, vaguement conscient de l’instant, insouciant de l’avenir, ignorant de la minute à venir. J’attendais ; j’étais un animal, un chien paisible, presque un objet.

Brusquement, les deux battants de la porte principale s’ouvrirent en grand, laissant entrer le fracas de la circulation. Six hommes apparurent dans le rectangle de lumière grise. Vêtus de noir, portant des tréteaux, des chandeliers, des bouquets de fleurs, des couronnes, des registres, leurs silhouettes se déplaçaient silencieusement, disposant les objets çà et là, avec cette économie et cette sureté de geste que donne l’habitude.

Cette soudaine activité me fit sortir de mon rêve. Je retombais lourdement sur terre et le froid me reprit. Je réalisais d’un coup que mon père était mort, que dans moins d’une heure se tiendrait ici même une cérémonie funéraire dont il serait le centre, que c’était lui que l’on poserait entre deux chandeliers sur les tréteaux disposés devant l’autel, lui devant qui s’inclineraient le peu d’amis qui lui restaient, lui qu’on emporterait pour qu’il traverse une dernière fois la ville qu’il avait aimé.

Tout cela était bien réel. Mon père était bien mort, trois jours auparavant. Il était mort seul, dans sa chambre d’hôpital, seul parce que je n’avais pas jugé bon de reporter un voyage d’affaires pour lui rendre une dernière visite. Après tout, le médecin l’avait dit, il n’était pas du tout certain qu’il meure avant mon retour. Mais mon père n’avait pas pu attendre, il était bien mort ce jour-là et moi, sans frère ni sœur, moi qui avais perdu ma mère quelques années plus tôt, moi qui n’avais plus de femme, pas d’enfant, peu d’amis, je me retrouvais seul à mon tour. Seul au monde… Au moment où je le formulai, le cliché me fit sourire : seul au monde !

J’avais beau me tourner vers mon esprit, examiner objectivement mes pensées, je ne parvenais pas à y découvrir le moindre indice d’une peine, la moindre trace d’un chagrin et cela me perturbait. Je ne sentais en moi ni regret ni remord, rien de cela, juste une sensation d’indifférence, presque de l’ennui. J’étais un animal, presque un objet…

Par commodité, j’avais décidé que les funérailles ne se tiendraient pas dans sa ville natale mais à Paris. En quelques coups de téléphone, ma secrétaire avait réglé la question du cimetière, ce serait le Père Lachaise, et de l’église, la plus proche de son dernier domicile. Je m’étais seulement chargé de faire paraitre une brève notice nécrologique dans Le Figaro et dans le Quotidien des Charentes.

Je n’avais reçu aucun télégramme de condoléances, aucun pneumatique de circonstance. La mort de mon père n’avait fait l’objet d’aucun article de presse ni d’aucune annonce à la radio.

Pourtant, cet homme public avait été respecté, admiré, et même acclamé ; tout d’abord pour ce qu’il avait fait pour tenter d’éviter la guerre ; puis, quand elle devenue inévitable, pour y avoir rempli dignement et courageusement son devoir. Mais il y avait eu cette affaire, comme vous les Anglais le dites pudiquement quand il faut évoquer une liaison amoureuse, cette malheureuse affaire avec cette jeune actrice juive allemande réfugiée à Paris. Octobre 1918… pour tout le monde, la guerre n’était plus qu’une question de quelques jours, au pire de quelques semaines. Pourtant, la paix toute proche à laquelle chacun s’attendait n’empêcha pas les éternels revanchards, les planqués de la guerre, les journaux patriotiques et tous les tenants des bonnes mœurs de crier au scandale, à la trahison ! Les fanfares de l’armistice couvrirent quelques jours les clameurs des justiciers, mais sitôt les lampions éteints, les confettis balayés et les accordéons remisés, la curée reprit de plus belle. Contre mon père, on criait vengeance, on réclamait un procès en haute trahison, un retrait de sa croix de guerre, tout au moins une cassation de son grade de capitaine ! Un officier français, amant d’une allemande, donc ami de l’Allemagne, n’avait pu que trahir ! L’affaire Dreyfus, à peine apaisée, n’était pas si lointaine…

Mon père ferma son cabinet parisien et se retira dans sa maison d’Angoulême. Son parti refusa d’appuyer sa candidature aux élections suivantes en 1919. Il y renonça. Ma mère mourut au début de l’été, d’un cancer foudroyant nous dit un médecin, plus probablement de chagrin, pensai-je. Ce n’était pas d’avoir été trompée — elle lui avait pardonné cette maitresse comme elle l’avait fait des précédentes — mais de voir l’amour de sa vie ainsi livré aux chiens dévorants. Mon père ne supporta pas de rester seul dans la grande maison. Il la vendit et vint s’installer dans son pied-à-terre du Boulevard des Invalides, à Paris. Il y vécut encore deux ans, sortant peu, « le quartier est si triste » disait-il, ne voyant personne, « de toute façon, personne ne voudrait être vu en ma compagnie ! », travaillant à ses mémoires, « et pourtant, c’est l’oubli que je cherche ! ». Puis il cessa de vivre.

Je ne le vis que très peu pendant ses deux dernières années. Pourtant, nous étions presque voisins ; c’était l’époque où je m’étais installé à Paris pour y monter ma première affaire. Je lui en avais peu voulu pour la mort de ma mère dont je lui attribuais pourtant la responsabilité, et puis j’avais fini par oublier ses infidélités. C’est du moins ce que je croyais. Pourtant, quand je me rendais dans le triste appartement, en regardant sa silhouette amaigrie et voutée se découper sur le jour gris de la fenêtre, je pensais à ce qu’il avait représenté pour ma mère et je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’il avait gâché tout cela pour une de ces aventures dérisoires dont il était coutumier. Et pour finir, je me disais que c’était son choix, comme c’était celui de ma mère de lui pardonner. En quoi cela me concernait-il ?

Mon père et moi, nous n’avions plus grand chose à nous dire, que des banalités : « Papa, tu vas bien ? Tu n’as besoin de rien ? … » « Et ton affaire, François ? Elle marche bien ? Rappelle-moi, ça consiste en quoi ce que tu fais ? … » Quand il mourut, je ne lui avais pas rendu visite depuis six mois. Aujourd’hui, on l’enterrait et sa mort m’était indifférente.

A présent, dans l’église, tout était en place, les chandeliers allumés, les couronnes appuyées contre les marches, le prêtre et l’enfant de chœur, silencieux et recueillis devant le maître-autel. Quelques amis, un ou deux voisins, cinq ou six inconnus étaient arrivés en ordre dispersé. Seul membre de la famille, je les avais accueillis avec une froideur involontaire. En les invitant du geste à se diriger vers les rangées de chaises, je me demandais s’ils prenaient mon attitude pour de la dignité — Vous avez vu ? C’est le fils. Quelle tenue ! Pas un tremblement de la voix ni de la paupière ! Admirable ! — ou s’ils la mettaient sur le compte de mon insensibilité —Vous avez vu ? Pas un tremblement de la voix ni de la paupière ! Ma parole, mais il a l’air de s’en foutre !

Un curé, un servant, quelqu’un à l’orgue là-haut, une douzaine de personnes assises et moi, debout, paisible, vide, un animal qui attend, presque un objet posé à côté de deux chevalets, voilà tout ce qui allait accueillir mon père.

Il ne manquait plus que lui. Il arriva, porté sans effort par les six hommes funèbres. Ils le posèrent sur les tréteaux, arrangèrent quelques fleurs sur le cercueil et quelques couronnes tout autour, puis s’effacèrent à reculons, donnant ainsi le signal au prêtre pour qu’il descende les marches vers le mort.

À l’instant où les hommes en noir s’étaient écartés, j’avais senti quelque chose remuer en moi, une toute petite chose, tout au fond, quelque part, dans la région de l’estomac ; non, pas quelque chose, plutôt un léger vide ; presque rien en somme ; peut-être la prise de conscience du caractère définitif de ce qui était en train de se passer ; peut-être celle de l’homme qui réalise que le dernier rempart qui le séparait encore de sa propre mort vient de tomber. Attentif, je retournai en moi-même encore une fois dans l’espoir de qualifier cette fragile sensation. Mais elle avait disparu, sans doute effarouchée par l’analyse à laquelle je voulais la soumettre. Je me sentis redevenir inerte et froid.

A SUIVRE

 

3 réflexions sur « LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La matinée de Ste Firmine d’Amelia (2) »

  1. @Lariegeoise
    D’abord, j’avais prévenu : trois nouvelles, trois styles, trois âges.
    Ensuite, on ne peut pas rigoler tous les jours
    Enfin, patience, patience…

    @Paddy
    Bien vu, mon gars ! C’est-y qu’on s’rait pays ?

  2. A croire que l’auteur connaît particulièrement bien les églises, leur atmosphère, leurs bruits caractéristiques qui viennent troubler cette atmosphère calme en dehors des messes, et leurs statues comme celle par exemple de Sainte Rita, la patronne des causes désespérées, qui se trouve en bonne place à l’Eglise Saint Pierre de Montrouge dans le 14ème et que le lecteur reconnaîtra sur le Petit cartouche au-dessus.

  3. Tu n’as pas plus gai en réserve?
    Ceci étant une première fois à l’enterrement de son père….c’est intrigant….
    Bon allez on va le suivre ce corbillard…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *