LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La matinée de Ste Firmine d’Amelia (1)

Vous souvenez-vous que « La Nuit d’Amsterdam » se terminait comme ça ?

Ce fut au tour de Bauer d’intervenir :
— Tout cela est bel et bon, mon cher, mais dites-moi, nous vous avons laissé inconscient sur le pavé d’une rue chaude d’un quartier mal famé d’Amsterdam, abandonné par votre cousin et vos amis collégiens. Que s’est-il passé ensuite ?
— Ensuite ? Oh, rien de bien important, répondit Fitzwarren. Je me suis réveillé dans un hôpital sous la surveillance d’une jolie infirmière, Alicia. Nous nous sommes mariés deux ans plus tard. Nous avons un Terrier Jack Russel du nom de Snoopy, et trois enfants.

Oui ? Tant mieux, comme ça on peut passer à la suite :

 

La matinée de Sainte-Firmine d’Amelia 

1

Aux derniers mots de Fitzwarren, Bauer avait éclaté de rire.

— Ah ! Bertram Willoughby ! Assurément, vous êtes anglais ! Understatement ! C’est bien le mot que l’on utilise chez vous, n’est-ce pas ? Une vie d’adulte en trois courtes phrases, il n’y a que vous pour faire ça !

— Mais, Franz, objecta Fitzwarren innocemment, que vouliez-vous que je vous dise de plus ? Tout ce que je m’étais engagé à raconter, c’était une première fois, et je l’ai fait avec sincérité. Vous détailler ce qui m’est arrivé par la suite serait hors sujet… J’en ai déjà beaucoup dit en vous parlant de Snoopy et d’Alicia. D’ailleurs, je suis sûr qu’elle trouverait ces confidences choquantes et indignes d’un gentleman, et si elle avait été parmi nous ce soir, jamais je ne me serais permis d’évoquer devant elle les vitrines des rues chaudes d’Amsterdam.

— Mais je ne désespère pas d’en apprendre bientôt davantage, mon cher Bertram, répondit Bauer. Nous avons devant nous près de deux mois de voyage, je crois bien…

— Soixante-trois jours exactement, si Dieu le veut, précisa Fitzwarren.

Le silence retomba autour de la table, chacun réfléchissant à la morne perspective des longs jours qui nous attendaient. Au bout de quelques instants, l’aubergiste se manifesta.

— Bon, eh bien maintenant ? s’impatienta-t-il. Est-ce que ce ne serait pas au tour du Français de parler ? Je crois bien, non ?

— Je le crains, répondis-je, gêné, je le crains. Mais, voyez-vous, je suis très embarrassé… vraiment, je ne crois pas que je…

Mais notre hôte ne me laissa pas finir ma phrase :

— Parfait ! dit-il en se levant de son siège. Puisque nous sommes tous d’accord, laissez-moi juste le temps de renouveler les bocks ! Je reviens de suite !

À mi-chemin de l’arrière-salle, sans se retourner, il lança :

— Et surtout, ne commencez pas sans moi, hein !

Il n’y avait plus que nous trois dans la salle. Fitzwarren et Bauer affectaient de croire que l’intervention du bonhomme avait vaincu mes réticences et faisaient mine d’attendre paisiblement le début de mon récit. L’Autrichien s’occupait à la préparation minutieuse d’un nouveau cigare tandis que l’Anglais feuilletait négligemment ses documents de voyage. Comment pourrais-je résister à une telle pression ?

J’avais trouvé charmant le récit de Bauer, tout empreint de cette pureté, de cette célébration naïve de la beauté de la nature et de la jeunesse que l’on trouve dans ces petits romans d’initiation germaniques où des adolescents blonds et déliés nagent dans les eaux transparentes des lacs de montagne. Il nous avait ramené avec délicatesse et pudeur à cette période troublée de notre adolescence où les mystères qui entouraient les jeunes filles nous attiraient et nous effrayaient tout à la fois.

De la même manière, et bien que je sois peu réceptif à l’humour, j’avais apprécié le récit de l’Anglais, fait de décalages et de non-dits, tout en demi-teintes. Habilement, il avait su nous raconter sa banale petite aventure avec cette fausse naïveté qui lui donnait tout son sel, et cela d’autant plus que le narrateur que nous avions devant nous aujourd’hui était à mille lieues du petit baronnet snob et stupide qui en avait été le héros.

Comment me mettre à la hauteur de tels concurrents ? Pour ajouter à mon embarras, mes deux compagnons de table avaient su conclure leur récit de façon élégante et inattendue. Après eux, comment ne pas paraître morne ou même, peut-être, lugubre ? Je l’ai dit tout à l’heure, je n’ai pas le sens de l’humour, je ne suis pas ce qu’on appelle un gai luron et, souvent, les gens s’ennuient avec moi. Je ne sais pas raconter une histoire, et quand je me lance dans un récit, je ne suis jamais sûr d’arriver à son terme tant j’ai tendance à perdre son fil dans des détails superflus. C’est pourquoi, la plupart du temps, quand je suis en société, je me tais.

Pendant que j’écoutais Fitzwarren dérouler son aventure, j’avais espéré que la cloche du Princesse des Mers interviendrait à temps pour me délivrer de mon obligation en nous appelant à bord. Mais quand Bertram avait achevé son récit, il était à peine une heure et demi et le cargo ne devait pas appareiller avant que deux ou trois longues heures ne s’écoulent encore. Je n’avais plus d’excuse. Il fallait que je m’exécute et que je parle à mon tour. C’était une question d’honneur.  Que je parle, certes ! Mais de quoi ?

Une dizaine d’années auparavant, un évènement était survenu dans ma vie personnelle. Il m’avait bouleversé et, malgré le temps qui avait passé, il était encore présent à mon esprit. Peu enclin aux confidences, je n’en avais jamais parlé à personne. Sans doute considérais-je cette histoire trop intime pour que je puisse la raconter sans honte, même à de très proches amis, à supposer que j’en eusse. Elle était assez banale et bien loin d’être passionnante, mais elle m’avait marqué. À l’époque, j’étais persuadé qu’elle avait constitué l’une de ces rares étapes par lesquelles un homme doit passer au cours de son existence et qui le laisseront différent de ce qu’il était avant de les franchir. Cette nuit était sans doute l’occasion de la partager enfin avec quelqu’un. Voir comment ces deux étrangers recevraient le récit de cet évènement m’intéressait et m’inquiétait tout à la fois. Comprendraient-ils l’importance qu’il avait revêtu pour moi ou le jugeraient-ils banal et sans intérêt ? Y trouveraient-ils l’indice d’une sensibilité de bon aloi ou d’une sensiblerie ridicule ?  J’étais conscient du risque de moquerie ou même de déconsidération que je courais, mais, tout au long de la soirée, Bauer et Fitzwarren m’avait parus exempts de préjugés et plutôt bienveillants. Je décidai donc de passer cet épisode au crible de leur jugement. De toute façon, je n’avais rien d’autre à leur raconter. Je me lançai.

*

« Ça s’est passé à Paris, il y a neuf ans, en novembre. Conformément à mes habitudes, je me réveillai dès six heures du matin, et, à sept heures, j’étais fin prêt, habillé avec le plus grand soin. Comme je n’avais rien à faire avant dix heures, heure à laquelle je devais me trouver à l’autre bout de la ville, je me pris à ranger quelques papiers, à trier de vieilles photographies, à remuer des objets inutiles dans des tiroirs. Puis, prenant conscience de la futilité de ces tâches et fatigué de tourner en rond dans mon appartement, je décidai de me rendre à pied à mon rendez-vous. J’en avais largement le temps.

J’ai toujours aimé marcher dans Paris et, à cette époque, je me rendais chaque jour à pied à mon bureau, profitant de ce moment de calme et de solitude pour réfléchir à mes affaires.

Dehors, il ne faisait pas vraiment froid, mais une pluie fine tombait sur le trottoir. Je me dis que le temps s’accordait à ce qu’allait être cette journée. J’enfonçai mon chapeau sur ma tête, relevai le col de mon manteau et, les mains au plus profond de mes poches, je commençai à marcher dans la nuit. Bientôt, les réverbères de l’avenue de l’Opéra s’éteignirent devant moi, et quand je parvins sur la Place Abel Armengeat, la pluie avait cessé et il faisait grand jour, blanc laiteux. Sainte-Firmine d’Amelia se dressait devant moi, conforme à mon souvenir, imposante, triste et laide.

J’y pénétrai. L’intérieur du monument n’avait pas changé, lui non plus. C’était toujours ce lieu où j’avais passé tant de sombres matinées de dimanches, seul, appuyé contre un pilier, désœuvré, dispersé, à lire distraitement les annonces paroissiales, à tenter de déceler des formes ou des visages dans la mosaïque incertaine du sol, à me demander si ma présence, dans l’état d’esprit dans lequel j’assistais à ces messes, avait une signification autre que celle de remplir une obligation que je m’imposais dans l’espoir informulé d’une récompense improbable dans un avenir trop lointain pour qu’il puisse m’inquiéter véritablement.

Je n’y étais pas entré depuis plus de vingt ans mais, par la force de l’habitude, j’avais pris la porte de côté, celle qui ouvrait sur le déambulatoire et ses murs recouverts d’ex-votos. Amour et reconnaissance à N.D. du Perpétuel Secours -1911 – M.R.B.  …  Merci – J.B. – 1897 … Confiance à Marie, Grâce obtenue, Reconnaissance S.G. 1913 … autant de télégrammes de remerciements adressés à Marie, à Sainte Rita ou à Sainte Firmine.

A SUIVRE

Une réflexion sur « LES TROIS PREMIÈRES FOIS : La matinée de Ste Firmine d’Amelia (1) »

  1. Bon j’imagine qu’à ton habitude, tu nous égares pour mieux nous tenir au bout de tes lignes: ton héros ne sera pas foudroyé par la foi, tel Claudel en son temps…
    On attend , patiemment….

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