Petite note à l’usage de mes biographes (5)

5- Aventure en Arizona

C’était Juillet 1962. C’était l’Amérique. Plus précisément, c’était l’Arizona. Pour 50 dollars, à six, nous avions acheté une voiture à marchand de la ville. Huit dollars un tiers par personne, nous pouvions nous le permettre. C’était une Hudson 51, comme celle qui figure sur la photo.

C’était une 6 cylindres en ligne qui pesait 1800 kilos. Dans ma mémoire, sa couleur était grise, mais il se peut qu’elle ait été marron mat. Ce qui est certain, c’est que son pare-brise était en deux parties planes, ses fenêtres hautes, et sa calandre ornée d’un gros Delta chromé. Elle sentait l’huile chaude et la poussière. Elle consommait beaucoup d’essence. Et d’huile aussi. Mais l’essence n’était pas chère. Quant à l’huile, il nous arrivait de la voler.

Ses phares s’éteignaient parfois de façon intempestive, et lorsque nous roulions la nuit, il fallait que le passager qui était à l’avant tienne à la portière une lampe torche qu’il allumerait en cas d’extinction des feux.

Nous n’avons jamais réussi à nous mettre d’accord sur un nom à donner à cette voiture. De toute façon, à moi, ça paraissait un peu artificiel : elle et nous, nous nous connaissions à peine.

Un jour que nous roulions entre Flagstaff et Las Vegas, il nous est arrivé quelque chose.

La route en descente s’insinuait dans une forêt de grands pins en larges virages bien dessinés. La montagne était sur notre gauche et, sur notre droite, le terrain descendait en pente assez forte à travers les pins jusque vers un torrent.

Soudain, au débouché d’un virage sur la gauche, un grand arbre est en travers de la route. Notre conducteur du moment, peut-être moi, freine fortement mais sans panique et arrête la voiture sur la chaussée à quelques mètres de l’obstacle, car en cet endroit, il n’y a pas de bas-côté, pas de shoulder où ranger la voiture.

Nous descendons de voiture et tous les six nous approchons de l’arbre pour examiner la situation. L’arbre couché ne fait que sept ou huit mètres. Du côté gauche de la route, sa cime s’appuie sur le talus. Du côté droit, ses branches basses maintiennent le tronc à presque un mètre au-dessus du bitume. En l’attrapant par le sommet, il doit être possible de le faire pivoter pour le ranger le long du côté droit de la chaussée. Pendant que nous réfléchissions, une voiture qui venait en sens inverse s’est arrêtée comme nous quelques mètres avant le pin. Une famille en descend. Nos deux groupes, chacun de son coté de l’arbre se prépare à le saisir par la cime.

C’est alors qu’un bruit se fait entendre derrière nous, un bruit de moteur qui monte brutalement en régime. C’est un camion qui dévale la pente. En voyant notre Hudson et l’arbre qui lui barre la route, le chauffeur a rétrogradé puis pesé sur le frein. Quand la remorque a commencé à chasser, le chauffeur n’avait plus que deux solutions :

a – continuer à freiner et risquer ainsi de percuter d’abord une Hudson 51 et ceux de ses occupants qui n’auraient pas eu le temps de se jeter dans le fossé ensuite un tronc d’arbre et finalement une voiture montante et ses passagers.

b – passer en force en évitant si possible de tamponner les deux voitures.

C’est la deuxième solution qu’il choisit. Se porter sur le milieu de la chaussée en accélérant a pour premier effet de redresser la remorque et pour second effet de lui faire percuter l’arbre de face et en pleine vitesse. Dieu merci, la hauteur du parechoc de ce camion est supérieure à celle du tronc couché ; si bien que, dans un grand bruit, les pneumatiques du tracteur puis ceux de la remorque franchissent l’obstacle en bondissant par-dessus. Un habile coup de volant lui permet d’éviter la voiture montante. Cent mètres plus bas, dans un grand chuintement pneumatique, le camion s’arrête avant le prochain virage. Le chauffeur saute sur l’asphalte, considère un instant le tableau de l’arbre toujours en place et des voitures qu’il bloque, puis remonte dans sa cabine, repart dans un long coup d’avertisseur et disparait derrière le prochain virage.

Tandis que les piétons, le souffle coupé par ce qu’ils viennent de voir, reviennent lentement autour de l’arbre, je m’interroge sur l’étrange comportement du chauffeur. Je n’arrive pas à comprendre qu’il soit pressé au point de ne pas prendre quelques minutes pour comprendre ce qui s’était passé, engueuler tout le monde, aider à dégager la route. Ce n’est qu’après coup que j’en ai compris la raison.

Donc, nous sommes en train de nous remettre de cette émotion et de nous rapprocher du pin couché pour reprendre la manœuvre ébauchée un peu plus tôt.

Et c’est alors qu’un bruit se fait entendre derrière nous, un bruit de moteur qui monte brutalement en régime. C’est un camion qui dévale la pente, un camion en tout point identique à celui qui vient de disparaitre. En voyant notre Hudson et l’arbre qui lui barre la route, le chauffeur a rétrogradé puis pesé sur le frein. Quand la remorque a commencé à chasser, le chauffeur a lui aussi choisi de passer en force. Il s’est porté sur le milieu de la chaussée en accélérant. La remorque s’est redressée. Ses pneumatiques ont franchi l’obstacle en bondissant par-dessus. Un habile coup de volant lui a permis d’éviter la voiture montante. Cent mètres plus bas, dans un grand chuintement pneumatique, le camion s’est arrêté au même endroit que le précédent. Le chauffeur a sauté sur l’asphalte. Il a considéré la scène un bref instant, et d’un air furieux, il nous a montré le poing. Puis il est remonté dans sa cabine pour continuer sa route et disparaitre dans un long coup d’avertisseur.

Il ne nous restait plus qu’à dégager le pin fautif.

Bientôt publié
Aujourd’hui, 16:47 Sans titre ? Vraiment ?
26 Déc, 07:47 Tableau 376

Une réflexion sur « Petite note à l’usage de mes biographes (5) »

  1. Avant qu’on ne me fasse la remarque, je vais apporter une précision, ou plutôt rapporter une incertitude :
    A la réflexion, cette anecdote, par ailleurs parfaitement exacte, a pu se produire deux ans après l’année de l’Hudson 51. Si c’est bien le cas, la voiture qui s’est arrêtée devant le pin abattu sur la route était une Chevrolet moderne (pour l’époque). Ça ne change rien au reste de l’histoire.
    Alors, hein, bon !

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