Sacrée soirée ! (17)

17

On s’est un peu bousculé dans l’office pour parvenir jusque dans la cuisine. Mon irrépressible galanterie m’a fait céder le pas aux dames, Anne y compris, et les hommes se sont engouffrés derrière elles sans plus faire attention à moi, tant et si bien que j’arrive bon dernier dans la pièce. Il n’y a plus une seule place pour s’asseoir. Renée, Marcelle et Anne sont installées sur des chaises en Formica bleu ciel — c’est très chic en ce moment — et Charles et André sur d’anciens tabourets à traire. Longchamp, lui, est monté sur un petit escabeau devant un énorme frigidaire sur lequel trône un poste de radio gros comme un annuaire du téléphone. C’est un poste portatif Pizon Bros dont on a dû cesser la fabrication vers la fin des années cinquante. François, les bras levés, manipule le bouton central de son cadran lumineux jaunâtre. Le poste couine et craque et crache et souffle et puis se met à jouer un truc plutôt rasoir, du piano, du Debussy ou du Chopin, je crois. Longchamp tourne le bouton, le poste recouine, recraque et ressouffle et puis c’est encore du Debussy. Ou du Chopin.

— Arrêtez donc de tripatouiller ce cadran, François, dit Charles agacé. Vous nous cassez les oreilles, mon vieux ! Vous voyez bien que c’est partout pareil.

— Ah vous ! Foutez-moi la paix, hein ! répond Longchamp sans se retourner. Vous voyez bien que j’essaie d’avoir des informations…

— Mais, vous n’avez pas encore compris, Monsieur Longchamp ?

C’est moi qui viens de parler. Comme il n’y a plus de siège disponible, je me suis assis d’une fesse sur la grosse table de ferme qui occupe le centre de la pièce. Je trouve que c’est une position avantageuse. Au cinéma, on la voit souvent adoptée par le héros dans les scènes d’explication finale. Elle donne une image de décontraction, de sagesse et de confiance en soi tout à la fois. D’un ton paternel et patient, je poursuis :

— Vous n’avez pas encore compris que c’est le gouvernement qui contrôle toutes les radios ? Faut pas être grand clerc, quand même…

J’aime bien ces expressions un peu désuètes. J’essaie d’en apprendre une ou deux nouvelles par semaine. Il y a un site pour ça. En attendant, l’assistance est suspendue à mes lèvres.

— Pour le réseau, c’est pareil, que j’ajoute. Tout ça, c’est le gouvernement qui bloque. Et vous allez voir, il n’y a surement plus d’Internet. Ça ne fait pas un pli. D’ailleurs, regardez ! Qu’est-ce que je vous disais ?

Sur Internet, je m’étais un peu lancé, mais je viens de vérifier, c’est vrai, y a plus de connexion. D’une petite voix plaintive, Renée demande :

— Mais pourquoi font-ils ça ? Qu’est-ce qu’on a fait ? Qu’est-ce qui se passe ?

Quelle naïveté, quand même ! Je me soulève de la table pour mieux continuer ma démonstration et, tout en déambulant dans la cuisine, d’un ton ironique, j’assène :

— Pourquoi ? Mais pour nous faire peur, bien sûr !

Je prends une légère pause pour décoller une rondelle de concombre qui s’était fixée sur ma fesse droite et je poursuis :

— Pour nous faire oublier la crise ! On n’est quand même qu’à deux semaines des élections, il ne faut pas l’oublier. C’est ce que je vous disais tout à l’heure : on veut nous conditionner à un état d’urgence. On veut provoquer la panique pour que les gens se réfugient dans les bras du Président sauveur. Un peu de psychologie, c’est tout ce qu’il faut pour comprendre ce qui se passe.

— Vous pensez vraiment que l’on prend prétexte de cette épidémie, inexistante selon vous, pour nous conditionner pour les prochaines élections ? demande la bonne dame de Gentilly.

— C’est évident !

— Je ne suis pas loin de penser comme Gérald, vous savez, dit Longchamp. Tout cela arrange bien le gouvernement.

— Attendez un peu, mon vieux, intervient Charles. Tout à l’heure vous nous disiez que le virus était dangereux, mais que les labos avaient déjà le vaccin. Et voilà maintenant que vous rejoignez Gérard pour nous dire que c’est le gouvernement qui veut créer la panique en vue des élections ! Il faudrait savoir, mon vieux !

— L’un n’empêche pas l’autre, rétorque l’acteur. Et si vous pouviez arrêter de m’appeler mon vieux…

— Et moi de m’appeler Gérard !…

— Tout ça ne nous dit pas ce qui se passe, dit Renée

— Mais je viens de vous le dire. C’est du bidon, il n’y a rien à craindre, dis-je en riant. Rien du tout !

— Moi, dit Anne la bouche en coin, c’est quand tu dis qu’il n’y a rien à craindre que je commence à avoir peur…

La vache ! Toujours là pour me mettre en valeur…

— La ferme, Anne ! Je suis sérieux, là !

Ce n’est pas dans mes habitudes d’user d’un langage aussi impérieux envers ma charmante épouse, mais là… je ne sais pas ce qui m’a pris… sans doute l’exemple de Renée tout à l’heure… Mais j’aurais dû me douter qu’Anne ne le prendrait pas de la même manière :

— Dis-donc, mon petit bonhomme, tu t’es entendu, là ? Tu me dis de la fermer ? À moi ? Mais pour qui tu te prends pour me parler sur ce ton ? Pour Alain Delon ou pour Jean Gabin ? Dis-toi bien que tu n’as pas les épaules pour ça, ni les épaules, ni la présence, ni les…, ni rien. Tu n’as rien de ce qu’il faut, alors, la ferme toi-même, mon chéri !

C’est qu’elle n’a pas l’air content, Anne, mais alors, pas du tout !

— Mais enfin, Anne, c’est exactement ce que t’as dit Renée tout à l’heure. Tu ne t’étais pas fâchée ! Alors pourquoi…

— Renée, ce n’est pas pareil !

— Ah oui ? Et pourquoi donc ?

— Parce que !

La voilà bien, la logique des femmes ! Pourquoi ? Parce que ! Comment voulez-vous discuter intelligemment dans ces conditions ? Je préfère m’en tenir là. Alors, mettre fin à cette conversation idiote, je dis seulement :

— Ah bon !

Un ange passe sur la cuisine tandis que le Pizon Bros passe à un morceau de violon, ou de violoncelle, je n’ai jamais pu faire la différence. Le silence devient gênant pour tout le monde, alors je tente de relancer la conversation :

— C’est d’un triste, cette musique ! Ils pourraient jouer quelque chose de plus entrainant, vous ne trouvez pas ?

Apparemment, ils ne trouvent pas. Charles a déniché une bouteille de Château La Dominique à peine entamée et il se sert largement dans un verre qu’il a trouvé sur la table et qu’il a passé sous le robinet. Il se lance :

— Bon, dites, on ne sait pas pour combien de temps on en a à rester coincé ici. On ne va pas se regarder en chiens de faïence jusqu’à demain matin, quand même !

A SUIVRE

Bientôt publié
Demain, 07:47 Un pianiste de trente centimètres
6 Oct, 07:47 Mairie
6 Oct, 16:47 Rendez-vous à cinq heures : Jim fait le pont (6)
7 Oct, 07:47 Sacrée soirée ! (18)
8 Oct, 07:47 Tableau 366

Une réflexion sur « Sacrée soirée ! (17) »

  1. Dans mon dernier commentaire sur le numéro 16 de Sacrée soirée, j’ai commis une erreur. En effet, j’annonçais pour aujourd’hui le numéro 18. Or, c’est le 17 qui a paru ce matin. Mais c’est bien dans celui annoncé pour ce matin qu’on a pu juger de l’importance des transistors Pizon Bros.
    Mais dans le prochain numéro, le 18 par conséquent, qui paraîtra xxx prochain, ce n’est pas à un poste de radio qu’il sera fait appel pour faire avancer l’intrigue mais, par autorisation spéciale de la Columbia, à Cary Grant lui-même. On espère même avoir le concours d’Eva Mary Saint.
    Est-ce que j’ai été clair ?

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