Le Cujas (85)

Chapitre 10 – Dashiell Stiller
Dix-neuvième partie

(…) C’est bien pour cela que dans ces cas-là, on ne se confie qu’à quelqu’un dont on sait qu’il vous aime, une mère, un ami, quelqu’un qui atténuera la faute et qui, de ce fait, en portera une partie du poids. Et c’est bien ce qui s’était passé pour Dashiell : quand il avait raconté la nuit du Nid d’Aigle, la foudre n’était pas tombée sur lui, son père et sa mère n’avaient pas été horrifiés par ce qu’il avait fait. Ils lui avaient même trouvé des excuses. Sa faute n’était donc pas aussi horrible qu’il l’avait cru. Il se sentait déjà mieux… pas moins coupable, mais mieux.

Mais avouer sa faute à une personne qui en a souffert, une personne qui aura toutes les raisons de vous haïr, c’est une autre affaire. Dashiell n’arrivait pas à s’imaginer se présentant devant Isabelle et lui disant qu’il était le responsable de la mort de son mari.

Telles étaient les pensées indécises de Dashiell. Ses parents, anxieux et bienveillants, guettaient les effets que leurs paroles avaient pu avoir sur leur fils. C’est alors qu’il poussa un soupir et se secoua comme pour remettre ses idées en place après une longue réflexion.

— Vous avez raison, dit-il. Je vais le faire ! Je vais aller à Paris, je trouverai Isabelle et je lui dirai… je lui dirai tout…

En réalité, Dashiell n’avait rien décidé, mais l’attente de ses parents était tellement visible, tellement suppliante qu’il n’avait pas voulu les décevoir en continuant à tergiverser. Il ajouta :

— Mais avant, il faut que je gagne assez d’argent pour partir à Paris. Je vais chercher du travail dès demain. Ça prendra un peu de temps, bien sûr.

— Ce n’est pas la peine, Dashiell, dit son père. Rassure-toi, je ne vais pas te proposer de reprendre ton poste à la Stiller. Mais je dois t’avouer qu’après ton départ pour l’armée, et malgré tout le mal que je pensais de ta décision, j’ai continué à te verser ton salaire. Après tout, tu n’avais pas donné formellement ta démission. J’ai considéré que ça faisait partie de l’effort de guerre de la société. Tu as donc près de trois ans de salaire qui t’attendent sur un compte que je t’ai ouvert à la Chase. Avec ça, tu auras largement de quoi vivre à Paris, et même plusieurs années si tu le veux. On m’a dit que la vie est pour rien, là-bas. Tu pourrais y recommencer une carrière de photographe, ou même te mettre à écrire comme Antoine te l’avais suggéré. Qu’est-ce que tu en penses ?

Avant d’arriver à Gramercy Park, Dashiell s’était promis de refuser avec hauteur tout argent que son père pourrait lui offrir. Mais c’était avant qu’il ne se montre si bienveillant, avant qu’il n’admette son aveuglement, ses propres erreurs. A présent, c’était différent, leur relation avait changé et son père semblait avoir admis définitivement qu’il ne ferait pas carrière dans l’industrie. Il venait même de l’encourager à écrire. Et cet argent, c’était bien tentant s’il ne voulait pas vivre encore longtemps dans la dépendance. Et puis, après tout, c’était un salaire ; un salaire pour un poste qu’il n’avait pas tenu, peut-être, mais un salaire quand même, le salaire de tous ces mois passés à risquer sa vie pour une petite solde de Second-Lieutenant.

Il accepta l’argent et répéta qu’il irait à Paris. Mais il ajouta :

— Je vais y aller, mais avant, j’ai quelque chose à faire, un ami à voir… en Californie… une promesse que je lui ai faite quand nous étions en Normandie…

Dashiell se demanda pourquoi il avait choisi la Californie pour préciser son mensonge. Rien ne le reliait à la Californie, il n’y connaissait personne, il n’y avait jamais mis les pieds. Il se dit qu’il avait dû penser à Lucy. Mais elle devait être en Angleterre à cette heure…

— Mais, j’irais, je vous le promets… bientôt.

*

Dashiell quitta New York le premier jour de l’année 1946. Il prit un billet d’avion pour Los Angeles. On lui avait dit que pour un écrivain, il n’y avait que deux villes possibles en Amérique, New York et Los Angeles. Rester à New York était exclu et puis, choisir Los Angeles, c’était mentir un peu moins à ses parents.

Il loua un petit appartement à Santa Monica, acheta une voiture et se donna quelques jours pour s’habituer à la ville, à son climat et à ses usages. A Hollywood, il alla frapper à la porte de quelques agents littéraires. Ils furent tous très accueillants. Il leur parla de ses études, de son passé militaire, de sa conception de l’écriture. Ils furent tous très intéressés. Ils dirent que l’industrie du cinéma était à la recherche de bons scénaristes ayant une expérience de la guerre. Avait-il écrit quelque chose qu’il puisse leur montrer ? Non ? Eh bien, ce n’était pas grave ; qu’il écrive deux ou trois choses, plutôt des nouvelles ou des scénarios, et qu’il revienne les leur montrer. Ils seraient très heureux de les lire et de voir si ce serait vendable à un Studio.

Dashiell rentra chez lui et se mit à écrire. Il essaya d’abord de raconter son voyage en Europe, quand il n’avait que dix-neuf ans. Il se souvenait des paroles d’Antoine : « Un roman d’apprentissage, c’est formidable pour commencer ! »  Mais il réalisa bientôt que l’histoire d’un fils de famille de dix-neuf ans, comme l’avait défini le critique d’art, ne pouvait devenir un roman d’apprentissage qu’à la condition que le héros apprenne effectivement quelque chose, qu’il évolue un tant soit peu et pour cela il valait mieux qu’il ait connu au moins quelques aventures ou, si possible, un drame. Or, au fur et à mesure de l’écriture, il devenait évident que les six mois qu’il avait passés en Europe ne lui avaient pas appris grand-chose. Il était rentré chez lui tel qu’il en était parti, rapportant seulement une collection de banales photos de vacances, comme l’avait dit le critique. Il tenta de remédier à la banalité de ses expériences européennes en inventant quelques aventures qu’il aurait pu vivre à Vienne ou à Paris, mais son imagination limitée ne lui permit d’écrire que des péripéties mineures et sans intérêt. Au bout de six mois d’écriture laborieuse, il finit par se rendre à cette évidence que son ébauche de roman n’avait pas de valeur littéraire et qu’il était inenvisageable de tenter de la vendre à Hollywod. Il abandonna le récit de son voyage.

Il reprit les quelques feuillets qu’il avait écrits sur la guerre quand il était à Toccoa. Il les lut et les relut. Il les réécrivit en cassant la chronologie, en changeant de style, de temps de narration, de point de vue. Il raconta ses aventures au Je et puis au Il. Plein d’espoir, il tenta de faire raconter son histoire par quelqu’un d’autre, un soldat sous ses ordres par exemple, puis par plusieurs personnes différentes à tour de rôle, mais rien n’y fit. Au bout de quelques pages, toutes ces modifications lui paraissaient artificielles et inefficaces. Il n’arrivait pas à rendre l’atmosphère d’ennui, de brimades et de camaraderie des mois d’entrainement, l’angoisse des veilles d’attaques, la crainte des erreurs qui pourraient envoyer ses hommes à la mort, la peur et l’exaltation des périodes de combat. Jamais il n’arriverait à faire partager ces sentiments au lecteur. Et puis, au bout du récit, il y aurait toujours cette piste de montagne, avec ces phares et cette Jeep qui sautait dans le noir… Et la Jeep le ramenait à Antoine, et Antoine à Isabelle et Isabelle à ses remords et à sa promesse

Un matin qu’il tentait d’écrire sur la plage, il avait sorti de son sac la photo du Cujas. Elle était maintenant écornée et craquelée et ses couleurs avaient commencé à tourner au sépia. Il regardait Antoine. Avec sa tartine beurrée à la main, sa cigarette de l’autre et ses yeux baissés, il avait l’air de préparer une objection définitive à ce que venait de lui affirmer le beau jeune homme à l’air sur de lui. Il remarquait l’air absent de la fille au chapeau cloche et l’attitude agressive de l’homme au chapeau mou. Il regardait un à un les personnages de sa photo comme s’il ne les avait jamais vus. Il découvrait le petit arabe à la casquette marron, la patronne, auguste derrière son comptoir, le garçon de café, modeste, et l’ouvrier, ironique. Qui étaient ces gens ? Que faisaient-ils là ce jour de printemps 1935 ? Qu’étaient-ils devenus ? Treize ans avaient passé, dont cinq années de guerre. Étaient-ils morts, disparus ou bien encore vivants ?

C’était ça ! C’était ça, l’idée ! Raconter l’histoire de ces neuf personnes, une histoire qui les ferait se croiser un matin dans ce café du Quartier Latin et puis qui ferait vivre à chacun son destin. Ça se passerait en France, à Paris bien sûr, et partout où le destin des personnages les emmènerait. L’époque ? Eh bien, celle de la photo, et avant, et après ! Pour les lecteurs américains, il faudrait jouer sur le folklore parisien, Paris avant la guerre, Paris sous l’Occupation, ils adoreraient ça !

Dashiell était excité. Il rassembla vêtements, serviette, bloc de papier, crayons et photographies dans son sac et partit à grands pas en maillot de bain rejoindre son appartement. Il voulait être au calme pour mettre tout de suite par écrit les idées qui lui venaient en avalanche. Tout en zigzagant entre les voitures, il continuait à réfléchir et il notait mentalement ceci ou cela. Les personnages, il faudra qu’ils aient connu l’Occupation, la Résistance ou la guerre et qu’ils racontent ça de leur point de vue. Ça pourra fournir des scènes d’action intéressantes. Pour le personnage d’Antoine, il était déjà en grande partie dessiné. Les conditions dramatiques de sa mort en feraient un des points forts du roman… Pour les autres, il faudra créer des caractères différents, des personnalités variées, certaines simples et d’autres plus compliquées. Georges, par exemple, l’ami d’Antoine… il faudrait en faire un personnage un peu complexe. Pour les autres, on verra… il faudra inventer…

Inventer ?… Mais non, pas inventer… pourquoi inventer ? …rapporter plutôt, rapporter la vie de ces gens avec leurs propres mots… leur faire raconter leur vie ! Et pour cela, il suffirait de les rencontrer et de les faire parler, c’est tout !

C’est ça ! Il allait partir pour Paris, tout de suite… demain… la semaine prochaine. Une fois là-bas, il ne serait surement pas difficile de trouver le premier des personnages et par lui, le suivant, et ainsi de suite…

A Los Angeles, Dashiell ne laissait pas derrière lui plus de monde qu’il n’en avait laissé à New York. Le temps de vendre sa voiture, de payer son loyer et de remplir une valise, et il s’envola pour Paris.

*

A SUIVRE (attention ! la fin approche !)

Bientôt publié

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